C'est l'une des curiosités à voir au cinéma depuis mercredi : L'Empire, nouveau film de Bruno Dumont, passé en compétition au Festival de Berlin. Assurément clivant - on adore ou on déteste, comme en attestent les premiers retours spectateurs -, L'Empire est un OFNI avec des OVNI...
Pour cette histoire d'extraterrestres partant à la conquête des humains, le réalisateur Bruno Dumont a imaginé un Objet Filmique Non Identifié, à la croisée de Star Wars, de La Soupe aux choux et de La Vie de Jésus, son premier long métrage. En résulte un film barré, singulier, qui a suscité beaucoup d'articles de presse, quant à son originalité, son propos, mais aussi son casting...
Un casting quasi-intégralement changé
Le casting du film a en effet été quasiment intégralement changé, en ce qui concerne ses têtes d'affiche. A l'origine, Adèle Haenel, Lily Rose Depp et Virginie Efira avaient été annoncées. Adèle Haenel s'était exprimée dans un journal allemand pour expliquer son départ du casting. "C’était un monde sombre, sexiste et raciste qui était défendu. Le scénario était truffé de blagues sur la cancel culture et les violences sexuelles. J’ai cherché à en discuter avec Bruno Dumont, car je pensais qu’un dialogue était possible. J’ai voulu croire pour la énième fois que ce n’est pas intentionnel. Mais c’est intentionnel […]. Je ne voulais pas soutenir cela, j’ai donc annulé ma participation", rappellent nos confrères de Télérama.
A l'occasion de la promotion du film, Télérama a demandé à Bruno Dumont de revenir sur ce départ de l'actrice : " En 2022, je retrouve Adèle Haenel, très remontée contre moi, alors que jusque-là, on s’entendait très bien. Elle a voulu changer le scénario qu’elle avait trouvé jusqu’alors complètement fou et réjouissant m’accusant notamment d’être raciste, car je ne tournais qu’avec des blancs. Elle a le droit de le penser, mais elle a mis plus d’un an à le faire. En 2020, elle disait ne plus vouloir faire de cinéma mais de la politique, mais qu’elle ne pouvait pas refuser mon film. Cette volte-face totalement imprévisible et incompréhensible m’a profondément peiné, et a mis un coup à tout le monde.
Adèle Haenel répond à Bruno Dumont
Contactée par nos soins, Adèle Haenel réagit, ce jour, au propos de Bruno Dumont. Nous lui avons demandé son sentiment sur les déclarations du cinéaste à son encontre.
Que signifie un film de science fiction représentant l’humanité et ses cousins intergalactiques dont l’intégralité du casting est blanc ?
"Que signifie un film de science fiction représentant l’humanité et ses cousins intergalactiques dont l’intégralité du casting est blanc ?
Concernant le scénario l’Empire de Bruno Dumont, en réalité, j’ai adressé la question du sexisme du film et du casting blanc dès notre première rencontre et j’ai tout de suite conditionné mon engagement dans ce film aux changements à effectuer en ce sens. Après un an j’ai reçu le nouveau scénario où pas une ligne n’avait été changée, c’est pourquoi je suis partie du projet. Il y a plusieurs personnes qui peuvent attester de cela.
Il faisait mine d’oublier le prénom des autres actrices connues, engagées sur le projet, et de ne les embaucher qu’à regret.
Concernant nos échanges sympathiques, nous avons eu quelques conversations avec Bruno Dumont dans lesquelles il était systématiquement condescendant. Il faisait mine d’oublier le prénom des autres actrices connues, engagées sur le projet, et de ne les embaucher qu’à regret. J’ai l’impression qu’il s’imaginait qu’il allait créer une complicité avec moi à travers ce jeu de pouvoir éculé. Il me disait des choses comme : "Je vais te gommer", "Qu’est ce que tu sais faire ?" "Est-ce que tu ne peux pas te séparer de ton personnage social ?" Ce genre de truc. Pourtant, il n'avait pas l’air de connaître mon travail donc j’imagine que si il était venu me chercher c’était précisément pour ce qu’il appelait mon personnage social. Pour railler, un peu bêtement, au travers de mon corps le mouvement #MeeToo et peut-être plus largement l’engagement politique sincère, tout en capitalisant sur mon nom et mon travail. Puisque le propos de son film en gros c’est : bien = mal c’était pratique pour lui. J’explicite ça parce qu’il dit qu’on s’entendait bien, pour moi ça n’a jamais été le cas.
Au sujet de la blanchité du casting qui me posait problème, nous avons eu une conversation assez surréaliste sur l’extermination des peuples autochtones d’Amérique du Nord, où Dumont m’a dit que j’étais globalement un peu simplette parce que je ne voyais pas les nuances, et qu’il y a aussi des gentils chez les cowboys et des méchants chez les Indiens. En effet, il me semble inapproprié de parler de nuance au sujet de ce massacre colonial.
J’ai également parlé de la question du casting problématique à Lily Rose Depp qui était alors dans le film et qui partageait ma critique - nous voulions formaliser ensemble une demande qui aurait plus de poids auprès de la production.
Prétendre l’inverse aujourd’hui est tout d’abord faux, mais surtout détourne du véritable enjeu qui n’est pas tant mon point de vue que notre regard à tous. Que signifie un film de science-fiction représentant l’humanité et ses cousins intergalactiques dont l’intégralité du casting est blanc ?
Est-ce que produire des films sans même réfléchir au sens de la présence ou de l’absence d’acteurs non blancs dans le casting n’est pas en soit un acte raciste ? Sachant que le cinéma a ce rôle immense de construire nos regards et nos désirs, n’est-il pas raciste de donner majoritairement et systématiquement les plus beaux rôles aux blancs ?
Je dois un bond dans ma prise de conscience à la parole puissante d’Aissa Maïga aux César 2020
Ces questions sont frappantes dans le cas de L'Empire, mais ne se limitent pas à ce film. Une grande part du cinéma Français est concernée et je prends cette critique pour moi-même en premier lieu. Je dois un bond dans ma prise de conscience à la parole puissante d’Aissa Maïga aux César 2020, et à toutes les actrices afro-descendantes politisées du milieu du cinéma. Aussi quand on me propose ce scénario en 2021, il semble que c’est mon rôle en tant qu’actrice vedette d’utiliser mon pouvoir pour favoriser un espace de création qui pose en toute intelligence ces questions.
En ce qui concerne la lenteur du changement, je trouve ça mieux de changer lentement que de ne pas changer du tout. J’ai grandi dans un monde malheureusement encore structurellement raciste, faire tout ce qui est en mon pouvoir pour me transformer et chercher à transformer l’espace qui m’entoure me semble être le minimum pour faire preuve d’humanité."
Absente des plateaux de cinéma depuis le tournage de Portrait de la jeune fille en feu, Adèle Haenel poursuit désormais sa carrière au théâtre. Elle est actuellement en tournée en France et à l'international avec Extra Life de Gisèle Vienne. La pièce vient d'être sélectionnée par l'une des plus prestigieuses institutions du théâtre, Theater Treffen, qui récompense les œuvres les plus remarquables de l'année.