Quel beau film ! Politique, sentimental ; il fût primé aux César et au Golden Globe et en compétition à Cannes. Un lieu, une action, une journée (le 8 mai 1938) ; un film proche du théâtre.
La critique est un mix de celle du très bon blog chroniqueducinephilestakhanoviste.blogspot.fr et de celle d’Anne Violaine Houcke
« En pleine période fasciste italienne, nous assistons à la rencontre de deux êtres que tout semble séparer. À Rome, le 8 mai 1938, Hitler rencontre Mussolini. Tous les Romains ont déserté leurs habitations pour aller assister à la cérémonie. Dans un grand immeuble, Antonietta, en bonne mère de famille nombreuse (conformément à l’endoctrinement mussolinien : un mari tout ce qu’il y a de plus machiste et six enfants), est contrainte de rester à la maison pour s’occuper des tâches ménagères alors qu’elle serait bien allée voir le Duce comme tout le monde. Le hasard va la mettre en contact avec un homme esseulé qu'elle a aperçu dans un appartement de l’autre côté de la cour. Il s’agit de Gabriele, un intellectuel homosexuel qui, pour cette raison, a été exclu de la radio nationale où il était présentateur et est menacé de déportation.
Voici un des derniers soubresauts de l'âge d'or du cinéma italien avec un des très grands films de Ettore Scola (qui entre Nous nous sommes tant aimés et Affreux sales et méchants juste avant et Les Nouveaux Monstres à venir était en pleine ébullition créative). Le film s'ouvre sur les images d'archives de l'accueil triomphal de Hitler en Italie, visite qui sert d'arrière plan pour un récit plus intimiste. Le scénario confronte deux formes de solitude et d'exclusion, brisée par le régime fasciste de Mussolini. Sophia Loren tout d'abord, mère de famille (de 6 enfants, le 7e valant une prime aux famille de "famille nombreuse) qui entre un mari indifférent et autoritaire qui la trompe, les tâches ménagères et les enfants a des journées aussi remplies que pénibles et monotones.
La première scène dans l'appartement où elle réveille tout le monde (et où Scola réutilise les procédés visuel de Affreux, sales et méchants quand la caméra parcoure l'appartement en faisant découvrir progressivement la famille trop nombreuse dans ce lieu exigu) est saisissante avec un Sophia Loren totalement méprisée par son entourage pratiquement au rang de domestique, il faut voir son mari carrément s'essuyer les mains avec sa robe de chambre et elle de lui lancer "Tu as besoin de te moucher aussi ?". On imagine facilement l'usure que provoque ce genre de moment vécu au quotidien, les traits tirés et le charme de Sophia Loren totalement annihilé illustrant bien la chose.
Le hasard provoque la rencontre avec Gabriele, son voisin lui aussi resté chez lui ce jour là et pour cause. Homosexuel montré du doigt et ayant perdu son travail de chroniqueur radio, il vit la même sentiment d'exclusion et d'enfermement que Loren dans la société Mussolinienne exaltant la toute puissance de la figure masculine et virile. La différence étant que son statut d'intellectuel lui permet d'être conscient de sa situation alors que Sofia Loren la subit de manière détachée, résignée sur son sort. Leur rencontre permet de partager progressivement leurs douleur et de montrer deux facettes de l'Italie non fasciste, la gauche intellectuelle représenté par Gabriele et les gens simple contraint de suivre le mouvement comme Antonieta qui admire malgré tout la prestance du Duce.
Scola livre un film d'une puissance dramatique bouleversante, chaque moment heureux étant immédiatement suivi d'un brutal retour à la réalité (sans parler des chants fascistes omniprésent en fond sonore comme une chape de plomb). Ainsi un café partagé amicalement se voit tempéré par une concierge qui épie les héros, le semblant d'intrigue amoureuse atténué par la magistrale scène ou Gabriele révèle son homosexualité et le final où après un moment de tendresse Antonieta retourne à sa prison tandis qu'un sort plus terrible encore attends Gabriele. Performance éblouissante d'une Sophia Loren poignante et attachante tandis que Marcello Mastroianni dévoile sa facette la plus fragile avec le talent qu'on lui connaît. Il faut dire que les répliques de Mastroianni sont souvent très drôles, même si derrière l’humour perce bien souvent une certaine amertume. C’est ainsi qu’à propos de lui-même, et des médisances de la concierge, il déclare : « Je ne crois pas que le locataire du 6e soit antifasciste, c’est plutôt le fascisme qui est antilocataire du 6e. » Ettore Scola démonte la rhétorique du régime à travers l’ironie de Gabriele, qui s’amuse de la naïveté d’Antonietta et la conduit à faire remonter à la surface les vérités qu’elle se cache. Une vraie maïeutique de l’ironie, en somme.
La mise en scène traduit avec brio la lutte qui se joue entre le désir de liberté des personnages et les contraintes qui pèsent sur eux, la tension entre une volonté de légèreté et la chape de plomb posée sur leurs existences par le régime. Les mouvements d’Antonietta et Gabriele composent malgré eux comme une danse de séduction, car ils sont contraints de maintenir la distance (pour éviter les médisances de la concierge notamment) tout en cherchant sans cesse à l’abolir. Tout au long du film, la caméra se meut sans cesse, glisse le long des parois de cet immeuble à l’architecture fasciste, observe à travers les fenêtres, s’approche des personnages, passe d’un espace à un autre : elle semble nous dire que dans ces immeubles, on est toujours sous le regard de l’autre ; mais ce faisant, elle effectue, comme les personnages, un ballet ininterrompu, comme si tout arrêt risquait d’être définitif. Si la mise en scène joue sans cesse sur le proche et le lointain, elle tire surtout un remarquable parti de la verticalité de l’immeuble. C’est sur le toit en effet que les deux protagonistes parviendront enfin à s’échapper pour vivre un bref instant de liberté, au milieu des draps blancs flottants au vent contre un ciel d’un bleu pur. Exit le drapeau noir qui avait fait la transition entre les images d’archives et le début de l’histoire dans l’immeuble. La fin du film répondra en miroir à cette sorte d’échappée onirique par la descente aux enfers accomplie par Gabriele, observé en plongée par Antonietta alors qu’il descend les escaliers en spirale, accompagné de deux sbires en costume sombre. Le plan passe alors en contre-plongée, pour nous montrer Antonietta, minuscule derrière sa fenêtre, fausse princesse emprisonnée dans sa tour. »
Un incontournable