« Dark Waters » n’est pas un film glamour, facile d’accès et séduisant, ni sur le fond, ni dans sa forme. En fait, dans sa forme, il est presque tout le contraire d’un « Erin Brockovich » qui traite pourtant d’un sujet quasi similaire. Ici, pas d’humour, pas de héros exubérant ni de paysages éclatants de Californie. Todd Haynes livre un long métrage de presque 2h10 sur un sujet complexe, mélange de formules chimiques et de jargon juridique, qui met en scène des personnages humbles, besogneux sous un ciel de Virginie perpétuellement maussade. Haynes filme l’Amérique des petits patelins de ce qui est (déjà un peu) le Sud, une petite ville qui ne doit sa prospérité qu’à l’immense usine chimique DuPont qui la fait vivre et finance tout : de l’école à l’urbanisme, du Centre Culturel à la Bibliothèque. La photographie est volontairement éteinte, la musique est volontairement en sourdine (sauf qu’on entend un peu de country par moment, forcément), le film s’étire comme un chewing gum jusqu’à paraitre long comme un jour de pluie. Mais je pense que c’est fait exprès, pour montrer combien le combat de Bilott est lent et difficile, à l’image de ces dates qui défilent imparablement en bas de l’écran, de 1998 à 2015. Certes, Haynes aurait pu choisir une autre voie que la voie chronologique avec les sempiternelles dates en bas d’écran, il aurait pu offrir un montage plus dynamique, oser quelques flash back à l’image de sa scène d’ouverture. Mais il a choisi clairement la voie didactique, et ne se permet que quelques effets de suspens
(la scène de la voiture par exemple, qui fonctionne sur la seule paranoïa de l’avocat transmise du spectateur) et une poignée de scènes fortes, comme celle de l’interrogatoire du PdG de DuPont, laissé KO debout par un avocat isolé alors qu’il lui-même est venu avec une armada de conseillers.
Ce parti pris de la sobriété, voire même d’une certaine austérité chez Todd Haynes et d’autant plus louable qu’il va probablement laisser quelques spectateurs en route. Ceux à qui on a vendu ce film comme un thriller vont déchanter un peu, c’est certain. Mais moi je n’ai aucun problème avec cette démarche qui veut qu’un réalisateur d’efface derrière son sujet, surtout si le sujet est grave ou complexe, et ici il est les deux à la fois. Le film est produit par Mark Ruffalo et il incarne lui-même Robert Bilott. C’est un de mes acteurs chouchou, je lui trouve un charisme et un talent fou depuis des années, depuis bien avant « Shutter Island ». Bob Bilott, c’est l’anti Erin Brockovich, c’est un avocat d’affaire, il n’est pas flamboyant, il n’est pas charismatique, il n’a pas une éloquence hors du commun, c’est un besogneux, qui ne paye pas de mine mais dont la détermination est en acier trempé. Ruffalo est parfait dans ce rôle en apparence ingrat, lui aussi d’une certaine façon s’efface derrière son personnage, et là encore un parti pris que je peux comprendre. Anne Hathaway fait le job (et pourtant, je ne suis pas très fan d’habitude) et c’est un vrai plaisir de revoir Tim Robbins à l’écran, acteur désormais un peu trop rare à mon gout. Son rôle est intéressant d’ailleurs, c’est l’associé principal du cabinet, le chef de Bilott en quelque sorte,
et on s’attend à ce que rapidement, il lui mette la pression pour le stopper, voire qu’il le licencie. Et bien pas du tout, si la pression de DuPont se fait ressentir sur le cabinet, on a l’impression qu’il en absorbe une grande partie, et qu’il mène un peu ce combat de « David contre Goliath » par procuration, sans jamais le formuler
: c’est un rôle intéressant pour le formidable comédien qu’est Tim Robbins. La première chose à dire sur le scénario, c’est qu’il raconte une histoire bien réelle et qui dure toujours, avec les vrais patronymes, avec même quelques personnages bien réels au casting, comme on le comprend au générique de fin. C’est une adaptation, pas celle d’un livre mais celle d’un article du New York Times. Ce n’est sans doute pas la première fois mais c’est quand même assez rare pour être souligné. L’entreprise DuPont (dont le vrai nom est DuPont de Nemours, un nom bien français) est un pilier de la chimie mondiale en 1998, et elle l’est encore en 2020. Le scénario montre, le plus clairement possible, qu’elle a caché la dangerosité d’un composant sciemment, pendant des décennies, un composant à qui elle a donné une sorte de nom de code. Ce composé, le monde entier le connait sous un autre nom et lorsque le mot est lâché enfin, dans le film, il est impossible de rester parfaitement serein sur son siège. Sans pathos, de la façon la plus intelligible possible (étant donné le sujet), la scénario montre le combat d’un avocat seul devant une entreprise tentaculaire, qui a des relais au niveau fédéral, qui finance des villes entières autour de ses usines, qui emploi des milliers d’américains. Elle leur donne du travail, les paye bien, finance leur éducation, leur santé, leur loisirs, et les empoisonne. C’est un combat qui semble perdu d’avance
et d’une certaine manière il l’est : ne vous attendez pas à un happy end salvateur, ce sera une fin plus amère que douce.
Bilott met en danger sa carrière, son mariage, sa santé, sa sécurité financière pour un combat
qu’il ne peut véritablement gagner, au fond il le sait, et il sait que DuPont le sait.
Mais le courage, parfois, c’est d’y aller quand même, sans chercher la gloire ou l’argent, faire ce qui est juste et défendre ceux que personne ne défend. « Dark Waters » montre bien qu’un avocat, aux USA, c’est souvent un profiteur qui court derrière les ambulances, mais « souvent » n’est pas « toujours ». Si l’on accepte de faire un petit effort pour aller voir ce film un peu froid, un peu long, un peu austère, alors on ne regrette pas sa séance, on n’a pas l’impression d’avoir perdu son temps, pas du tout ! « Dark Waters » mériterait d’avoir le même succès public qu’ « Erin Brockovich » en son temps, et DuPont le mériterait aussi d’ailleurs, ça ne lui ferait pas de mal, même si je ne suis pas certaine que cela changerait quelque chose. Le cinéma ne change pas la vie, ça se saurait…