Andrea Segre a commencé à écrire le scénario de L'Ordre des choses en 2014, qui a été une année terrible pour la Libye : l’aéroport de Tripoli était au cœur de violents combats entre différentes milices et toutes les opérations étaient bloquées : les chancelleries, y compris l’Italie, avaient fermé leurs représentations sur le territoire libyen. C’est à la même période que les opérations de sauvetage des migrants ont été lancées dans le cadre de Mare Nostrum, l’opération militaro-humanitaire lancée par Enrico Letta, président du Conseil italien en 2013, pour secourir les migrants en mer après le naufrage meurtrier de Lampedusa. Le réalisateur se rappelle :
"Ces opérations ont permis de positionner des navires militaires italiens dans les eaux territoriales internationales, en face de la Libye. Cette flottille a été renforcée par d’autres pays européens. La présence de tous ces navires a permis de continuer à former les garde-côtes libyens en dépit du chaos qui régnait dans leur pays. La lenteur inhérente à la production d’un film nous a été utile à Marco Pettenello – mon coscénariste – et moi-même pour bien comprendre la mécanique qui s’est mise en place. C’est ce qui nous a donné la possibilité d’écrire un scénario et des dialogues si vraisemblables. Nous avons compris les choses de l’intérieur : nous avons pu pénétrer au cœur du système. Nous étions là au moment de la condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme. Nous avons assisté à cette campagne en Italie destinée à faire pression sur les politiques pour condamner notre gestion de la crise migratoire. Nous avons été témoins des opérations de sauvetage menées par Mare Nostrum et du fait que les Balkans, région submergée par l’afflux des migrants, soit devenue une priorité absolue pour les officiels européens."
Andrea Segre ne voulait pas que Paolo Pierobon soit dans l’imitation pour jouer son personnage. Le cinéaste a connu beaucoup de Corrado Rinaldi, mais le metteur en scène tenait à ce que le comédien crée le sien. "Nous avons utilisé l’escrime pour construire ce personnage. Ce sport, qu’il ne connaissait pas et pour lequel il s’est entraîné pendant un mois pour le film, lui a permis d’entrer dans la psychologie du personnage. Ceux qui pratiquent l’escrime sont très attentifs à leur propre psychologie. Un escrimeur est très précis et très concentré. Et détail important, il est caché derrière un masque. J’ai aussi conseillé à Paolo de lire Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, le livre de Hannah Arendt. La description qu’elle fait d’Adolf Eichmann est très intéressante pour comprendre le lien entre l’envie d’exécuter au mieux un ordre et le fait de ne pas prêter attention aux conséquences de son exécution. J’ai suggéré à Paolo de trouver la manière pour son personnage d’accomplir au mieux sa mission et de réaliser tardivement qu’elle produit de la violence", confie Andrea Segre.
L’Ordre des choses comprend tous les thèmes chers à Andrea Segre. Parmi eux : le rapport de l’Italie au monde. Le metteur en scène précise : "S’intéresser à la gestion de la question migratoire d’un pays ou d’un peuple est une clé pour comprendre les changements qu’il traverse. J’ai envisagé ce film comme une réflexion sur la crise identitaire que nous connaissons aujourd’hui en Europe. La problématique des migrants a toujours été pour moi un prétexte pour réfléchir à l’évolution de nos sociétés. J’invite le spectateur à s’intéresser à la vie et à la psychologie d’un fonctionnaire qui ferme, pour nous, les portes de l’Europe. Le film est clairement politique. Plus largement, il me permet de traiter des conséquences sur les individus, aussi bien Corrado que Swada, des choix politiques que nos dirigeants font. Si l’on persiste dans cette voie, la pression ne se limitera pas à l’extérieur, elle sera aussi interne."
Les documentaires que Andrea Segre a précédement réalisés, Come un uomo sulla terra (2008) et Mare Chiuso (2012), étaient déjà des critiques du système mis en place par l’Italie et l’Europe, en coopération avec la Libye. Le cinéaste explique : "Il y a évidemment une filiation entre mes documentaires et L’Ordre des choses. D’ailleurs, Dagmawi Yimer, le protagoniste de Come un uomo sulla terra, qui vit désormais en Italie, m’a aidé à reconstruire les centres de détention libyens. Il les a connus et il a également demandé à d’autres amis africains de nous apporter leur témoignage afin que notre reconstitution soit la plus fidèle possible."
Dans L’Ordre des choses, Andrea Segre montre comment l’Europe s’est alliée avec ce qu’il reste des autorités libyennes, pour gérer l’afflux de migrants en provenance d’Afrique sub-saharienne. Cette fiction imaginée est cependant devenue réalité... Le metteur en scène raconte :
"J’ai réalisé un documentaire, Mare Chiuso, qui a été distribué à partir de mars 2012 ; c’est-à-dire au moment où la Cour européenne des droits de l’Homme, basée à Strasbourg, a condamné l’Italie pour les opérations de refoulement de migrants en provenance d’Afrique sub-saharienne et les accords, conclus sous l’ère Berlusconi, avec la Libye de Mouammar Kadhafi. C’est une condamnation historique car elle a été unanime. L’Italie a été épinglée parce que sa marine militaire a directement participé à des opérations visant à refouler des migrants vers les côtes libyennes, sans que ces derniers n’aient eu la possibilité de demander asile. Ce qui est une violation des traités et conventions dont le pays est signataire. En 2012, Mare Chiuso s’est inscrit dans la campagne destinée à faire pression sur le gouvernement italien pour condamner politiquement la façon dont l’Italie traitait les migrants. Et j’ai compris au cours de cette campagne que le verdict de la Cour de Strasbourg avait été interprété par l’ensemble de la classe politique italienne, y compris le Parti démocrate (de centre gauche), comme un conseil implicite, à savoir celui d’organiser des opérations de refoulement sans que l’Italie ne puisse être accusée d’avoir violé les droits des migrants."