Nadine Labaki ressent toujours le besoin, à travers ses films, de s’interroger sur le système préétabli, son incohérence, et même d’imaginer des systèmes alternatifs. La réalisatrice explique : "Au départ de Capharnaüm, il y a eu tous ces thèmes : les immigrés clandestins, l’enfance maltraitée, les travailleurs immigrés, la notion de frontières, leur absurdité, la nécessité d’avoir un papier pour prouver notre existence, laquelle serait invalide le cas échéant, le racisme, la peur de l’autre, l’impassibilité de la convention des droits des enfants…"
Nadine Labaki a toutefois choisi d’axer le film sur le thème de l’enfance maltraitée, une idée née parallèlement à ce travail de brainstorming, à la suite d’un moment bouleversant de par sa coïncidence avec la réflexion qu'elle avait entamée. Elle se souvient :
"En rentrant d’une soirée, il devait être 1h du matin, je m’arrête au feu rouge et je vois là, sous ma fenêtre, un enfant assoupi dans les bras de sa mère qui mendiait à même le bitume. Le plus frappant, c’est que ce petit qui avait 2 ans ne pleurait pas, il ne demandait rien et ne semblait rien vouloir d’autre que dormir. Cette image de ses yeux qui se fermaient ne m’a plus quittée, si bien qu’en arrivant chez moi, je me suis trouvée prise d’une nécessité : en faire quelque chose. Je me suis mise alors à dessiner le visage d’un enfant qui crie à la face des adultes, comme s’il leur en voulait de lui avoir donné naissance dans un monde qui le prive de tous ses droits. C’est par la suite que l’idée de Capharnaüm s’est mise à germer, en prenant l’enfance comme point de départ parce que, de toute évidence, c’est cette période qui détermine le reste de la vie."
Le titre, « Capharnaüm », s'est imposé à Nadine Labaki sans que la cinéaste ne s'en rende compte. Lorsqu'elle a commencé à réfléchir sur le long métrage, son mari lui a proposé d’inscrire sur un tableau blanc posé au milieu de leur salon tous les thèmes dont elle voulait parler, ses obsessions du moment. "En prenant un peu de recul par rapport à ce tableau, je lui ai dit : en fait, tous ces sujets forment un tel capharnaüm ! Ce film sera (un) capharnaüm", se rappelle-t-elle.
Tous les acteurs de Capharnaüm sont des gens dont la vie réelle ressemble à celle du film. Ainsi, la vraie vie de Zain est similaire (à quelques détails près) à celle de son personnage, idem pour Rahil qui était sans papiers. Pour le personnage de la maman de Zain, Nadine Labaki s'est inspirée d’une femme qu'elle a rencontrée, qui a 16 enfants et qui vivent dans les mêmes conditions que celles de Capharnaüm. Six de ses enfants sont décédés et d’autres sont dans des orphelinats à défaut de pouvoir s’en occuper. Celle qui joue le rôle de Kawthar a réellement nourri ses enfants au sucre et aux glaçons. La réalisatrice développe :
"À ce casting où, même le juge est un juge, j’étais la seule « fausse-note » au milieu des acteurs. C’est la raison pour laquelle mon intervention en tant qu’actrice, au coeur de la vérité des autres, a été minime. Le terme « jouer » m’a toujours posé problème, et précisément dans le cas de Capharnaüm où le propos requiert une sincérité absolue. Je devais ça à tous ceux pour qui ce film servira d’étendard pour leur cause. Il fallait donc absolument que les acteurs soient des gens qui connaissent les conditions dont il est question, afin d’avoir une légitimité quant à parler de leur cause."
"Le casting sauvage s’est imposé, dans la rue, et comme par magie, car je suis convaincue qu’une force veillait sur ce film, tout s’est mis en place. À mesure que j’écrivais mes personnages sur papier, ils surgissaient dans la rue et la directrice de casting les retrouvait. Ensuite, je n’ai eu qu’à leur demander d’être eux-mêmes car leur vérité suffisait, et que j’étais fascinée, quasiment amoureuse de qui ils sont, de la manière dont ils parlent, réagissent, bougent. Je suis heureuse car c’était aussi et surtout une manière de leur offrir ce film comme champ d’expression, un espace où eux-mêmes ont exposé leurs souffrances."
Nadine Labaki venait d’accoucher de son deuxième enfant au moment du tournage. La cinéaste se remémore : "La naissance de ma fille Mayroon, dont l’âge est proche de celui de Yonas, mes montées de lait qui coïncidaient avec celles de Rahil dans le film, cette expérience double, vécue sur le tournage et dans ma vie privée entre lesquelles je devais jongler a certainement exacerbé tout mon rapport avec ce film et cette aventure bouleversante. Même si je rentrais chez moi entre deux prises pour allaiter ma fille, même si je ne dormais pratiquement pas, une force inexplicable m’a habitée tout au long du tournage… C’était incroyable."
Capharnaüm est une fiction dont tous les éléments sont des choses que Nadine Labaki a réellement vues et vécues au cours de ses recherches sur le terrain. Rien n’y est fantasmé ou imaginé, au contraire, tout ce qu’on y voit est le fruit de ses visites dans des quartiers défavorisés, des centres de détention et des prisons pour mineurs, où elle se rendait seule.
"Ce film a nécessité 3 années de recherches car il fallait que je maîtrise mon sujet, que je l’observe à l’oeil nu, à défaut de l’avoir vécu. J’ai compris, en même temps que je m’attaquais à une cause si complexe et sensible à la fois, qui me touche autant qu’elle m’était étrangère, qu’il fallait que j’aille me fondre dans la réalité de ces êtres humains, de m’imbiber de leurs histoires, leur colère, leur frustration afin de la relayer au mieux dans le film. Il fallait que je commence à croire en mon histoire avant de la raconter. Ensuite, le tournage s’est fait dans des quartiers défavorisés, entre des murs qui ont témoigné de drames identiques, avec une intervention minimale sur le décor, et des acteurs à qui il a été simplement demandé d’être eux-mêmes. Leur vécu a été dirigé de manière à servir la fonction. C’est aussi la raison pour laquelle le tournage a duré 6 mois avec plus de 520 heures de rushes au compteur", note Nadine Labaki.