Mademoiselle de Joncquières est le neuvième long‑métrage d'Emmanuel Mouret. Lorsque son producteur Frédéric Niedermayer a évoqué l’idée d’un film en costumes, le metteur en scène a immédiatement pensé à un récit conté par l’aubergiste dans "Jacques le fataliste", le roman de Diderot, qui est coupé par de nombreuses digressions et parenthèses. Il explique :
"Un récit souvent relu, qui m’avait frappé, beaucoup ému, notamment sa fin. La modernité de cette histoire m’avait semblé saisissante, j’entends par là que ce qui est moderne est ce qui ne vieillit pas et traverse le temps. Les désirs, les sentiments, les élans, les conflits qui traversent les personnages et les questions que soulève le récit me semblent très contemporains. Les questions morales que se pose le 18e siècle sont toujours à l’oeuvre de nos jours. Pendant et après la Régence, la société est clivée comme jamais, comme la nôtre, entre l’amour profane, le goût des plaisirs, et un amour plus sacré. Libertins ou pas, ceux qui ont traversé cette époque sont aussi intérieurement clivés que nous le sommes aujourd’hui."
Robert Bresson avait déjà adapté (à son temps, en 1945) ce récit de Diderot dans Les Dames du bois de Boulogne. Si l'’existence de ce film intimidait Emmanuel Mouret, il s'est rapidement rendu compte qu'il était intéressé par d’autres aspects du récit, notamment par le personnage de Madame de La Pommeraye qu'il voulait développer. Le réalisateur précise : "C’est pourquoi je me suis non seulement attardé sur les prémisses de l’histoire, mais aussi sur sa fin et son épilogue. Par ailleurs, je souhaitais rester fidèle à Diderot concernant le traitement narratif de Mademoiselle de Joncquières, dont est épris le marquis. Bresson la met très tôt en avant alors que Diderot le fait vers la toute fin : elle est longtemps un personnage en arrière-plan, une silhouette, qui prend subitement une consistance et une profondeur qui éclaire tout le récit. Je voulais essayer de conserver cette « surprise dramatique » à la fois originale et forte en émotion."
Plusieurs facteurs ont poussé Emmanuel Mouret à faire un film d'époque. Le cinéaste raconte : "D’abord, le marquis des Arcis et Madame de La Pommeraye possèdent ce mélange de démesure et de délicate civilité qui fait cette saveur et ce piquant uniques des personnages de cette époque ! Ils savent argumenter et raisonner (pour prouver ou se prouver une chose comme son contraire) si brillamment ! Même si nous parlons toujours beaucoup de nous-mêmes ou de ce que nous ressentons aujourd’hui, c’est quelque chose qui paraîtrait moins « naturel » chez des personnages contemporains que chez des personnages du 18e siècle. Une autre raison est qu’un film en costume est un peu comme un film de science‑fiction. Cette distance avec notre réel peut paradoxalement nous rapprocher plus immédiatement de notre imaginaire et de notre monde intérieur. Ce film s’adresse surtout à notre réalité sentimentale et morale bien plus qu’à notre réalité extérieure."
Le personnage de l’amie de Madame de La Pommeraye n’existe pas chez Diderot. Emmanuel Mouret explique pourquoi il a décidé de l'inventer : "Les personnages du marquis et de la marquise sont tellement excessifs qu’il me fallait un personnage qui incarne une idée du « raisonnable », de la mesure. Sans la mesure, pas de démesure. C’est en outre un personnage auquel je me suis beaucoup attaché. Son amitié pour la marquise est vraie, attentionnée, délicate... et petit à petit elle voit son amie s’éloigner comme un bateau sur la mer. J’ai dit à Laure Calamy que ce personnage aurait pu être l’auteur ou le narrateur de ce récit. J’ai beaucoup apprécié l’élégance et l’inventivité de son interprétation."
Pierre-Jean Larroque, qui a travaillé sur plusieurs films d'époque, s'est occupé de concevoir les costumes de Mademoiselle de Joncquières. L’idée était de créer des silhouettes qui se détachent sur le décor. Larroque et Emmanuel Mouret ont ainsi travaillé de concert avec le chef décorateur David Faivre et le directeur de la photographie Laurent Desmet. Le metteur en scène se rappelle : "Nous voulions une image épurée de fioritures, et qui ne sente pas la poussière, le vieux, le temps passé. Nous voulions un temps tout neuf au contraire, des lignes claires. Si la fin du 18ème est la fin de l’ancien régime, c’est une époque pleine de vitalité, d’invention constante, avec le pressentiment qu’un nouveau monde arrive."
Du côté de la mise en scène, Emmanuel Mouret voulait mettre en avant le texte sans être trop insistant sur la psychologie des personnages. C'est pour cette raison qu'il n'a pas cherché à multiplier les gros plans. Le cinéaste a, au contraire, davantage eu recours aux plans séquences, qu'il a conçus avec beaucoup de déplacements des personnages et sans s'arrêter trop longtemps sur un visage, un profil ou un dos. Le but était que le spectateur soit tout le temps actif, essayant d’imaginer ce qui se trame dans l’esprit des personnages. "Ces plans séquences servent à ne pas trop dire, à ne pas trop souligner ce que le texte évoque, mais c’est aussi un plaisir de cinéma que de voir des comédiens jouer sans qu’ils soient coupés, comme si on assistait à leur échange en direct. Je trouve ça excitant", précise Mouret.
"D’abord parce que le texte n’ayant pas de titre, il fallait en trouver un. Ensuite parce que j’avais envie, dès le début du film, de donner une grande importance à ce personnage (Mademoiselle de Joncquières) qui peut longtemps paraître secondaire. C’est une façon de préparer la fin, sans la révéler. Le personnage est dessiné en creux, suffisamment mystérieux pour alimenter nos projections, comme celles du marquis. Je crois que, plus cette jeune femme reste insondable à ses yeux, plus on comprend son attirance irraisonnée, et, plus le retournement final peut être poignant et troublant."
Si Mademoiselle de Joncquières peut faire penser aux "Liaisons dangereuses" de par ses personnages nobles, les thématiques de la manipulation, de la cruauté et de l’opposition entre le libertinage et la dévotion, il existe une grande différence entre les deux oeuvres selon Emmanuel Mouret. Le réalisateur explique : "Il n’y a aucun cynisme chez Diderot, les personnages ne sont pas désabusés. Cependant Madame de Merteuil et Madame de La Pommeraye ont indéniablement des points communs. Diderot comme Laclos font des portraits de femmes dont l’intelligence surpasse celle des hommes et ce n’est pas un trait courant dans la littérature d’antan. En outre elles sont toutes les deux des femmes indépendantes car nobles et veuves. Il ne faut pas oublier que les veuves nobles et les riches courtisanes sont les premières femmes qui ne dépendent pas de l’autorité d’un mari."