Corps étranger mélange à la fois l’universel (la condition des immigrés) et l’intime (la naissance et la circulation du désir chez les êtres humains). Raja Amari souhaitait depuis longtemps faire un film sur l’immigration. La réalisatrice se rappelle :
"Il y a longtemps que je souhaitais faire un film sur l’immigration. Je voulais un scénario fort, qui sorte des sentiers battus. J’ai réalisé que, sous peine de misère durable et d’asphyxie, quelqu’un qui émigre est tenu de se lancer à la conquête géographique et sociale du pays où il s’installe. J’ai alors eu l’idée de mettre au centre de mon film un clandestin placé, comme ses semblables, dans cette situation d’être contraint à une « implantation » territoriale (obtention de papiers, quête d’un travail, recherche d’amis, etc..), mais qui, parallèlement, choisirait en toute liberté d’aller à la découverte d’autres contrées jusque-là inconnues de lui, qui sont celles de la sensualité, des désirs et des pulsions sexuelles. Après des années de maturation, le personnage de Samia s’est imposé. Je lui ai créé un passé trouble - un frère islamiste qu’elle a fui après l’avoir dénoncé et dont elle a toujours une peur plus ou moins diffuse - et je l’ai entourée de deux autres personnages."
Via le trio de personnages composé par Samia, Imed et Leila, Corps étranger montre qu'à condition de le vouloir, il est toujours possible de trouver sa véritable identité, "même à l’issue d’un épuisant va-et-vient, entre conquête d’un statut social, qu’on peut assumer publiquement, et l’exploration de sa sexualité, qui relève de la sphère du privé", selon Raja Amari.
Dans Corps étranger, Raja Amari parle du désir féminin et filme de manière sensuelle les corps des femmes. Pour la cinéaste, les corps constituent un élément essentiel d’émancipation ou de frustration. Elle explique : "Satin rouge, mon premier film, racontait l’histoire d’une femme qui se libère par la danse. J’ai eu un plaisir fou à le tourner, parce que je devais m’employer à capter la beauté de corps féminins en mouvement, à faire sentir leur charge émotionnelle et sensuelle. Plus de dix ans après, ce tournage reste indélébile."
Raja Amari avait vu Sarra Hannachi dans un film tunisien et a aimé sa beauté, sa force, son magnétisme et sa sensualité un peu garçonne. Pour le rôle de Leila, la cinéaste a pensé à l'héroïne de Satin rouge Hiam Abbass avec laquelle elle a gardé des liens d’amitié très forts. Pour Imed, le personnage masculin, Raja Amari voulait un acteur qui ait "la beauté de tous les diables, à la fois enjôleuse, douce et menaçante."
Les intérieurs de l’appartement de Leila et d’Imed ont été tournés à Tunis. Les images aquatiques du début et de la fin du film, qui évoquent l’idée de la « traversée » et celle du naufrage, ont été réalisées à Bizerte dans le nord de la Tunisie. De même que celles de l’échouage de Samia sur une plage. Raja Amari raconte :
"Pour la cinéaste que je suis, née à Tunis et ayant passé mon enfance à Bizerte, il n’y a pas plus beau, plus inspirant que les rivages méditerranéens et la lumière qui les enveloppe, même si la mer qui les borde est devenue un cimetière tragique… Les séquences urbaines ont été tournées à Lyon. C’est une ville très cinématographique. Elle est traversée par un fleuve qui évoque le passage et son architecture est aussi belle que diverse. S’y côtoient, en outre, une bourgeoisie aisée et une population multiethnique, plus modeste. C’était parfait pour moi."
Corps étranger aborde de nombreux sujets via le parcours de ses trois personnages principaux, comme l’immigration, l’intégration, désir, le rejet, le radicalisme islamiste et la trahison. Raja Amari développe : "Tous les films, ou presque, ont une portée politique. Consciente ou pas. Visible ou pas. Le mien en contient une, puisqu’à travers le personnage du frère de Samia, qu’on ne voit pas, mais auquel elle pense tout le temps, Corps étranger évoque le problème de la radicalisation dans mon pays d’origine et dans le monde. Mais je crois que le coeur de mon film est la complexité des êtres humains. Je ne donne pas de réponse, évidemment, mais je montre des pistes…"
Pour Raja Amari, le titre du film a plusieurs interprétations. Il fait ainsi penser, dans son premier degré de lecture, à l’immigré qui vient s’installer quelque part. Plus métaphoriquement, il évoque ces poids que les gens trimballent comme des kystes à l’intérieur de soi, et qu’on voudrait expulser pour se sentir mieux, plus légers. "Je pense notamment à la peur et à la frustration dont on a tant de mal à se départir. Le titre évoque aussi la relation entre ces trois personnages qui, malgré leurs origines communes, sont étrangers les uns aux autres. L’ennemi est parfois intime", précise la réalisatrice.