J’aimerais apprécier en pratique le cinéma de Kyoshi Kurosawa autant que je le souhaiterais en théorie. Quoique ses films soient, ici ou au Japon, des bêtes de festival plus que des succès publics, Kurosawa, en terme d’influence et de talent, figure dans le trio de tête des réalisateurs japonais qui comptent à l’international...mais bien que toujours liées de près ou de loin au Fantastique et au Cinéma de Genre, ses films sont tellement contemplatifs, tellement austères, tellement lents, interminables même, que mon intérêt pour eux vacille systématiquement avant qu’ils n’atteignent leur conclusion. D’ailleurs, j’ai du m’y reprendre à trois reprises pour “vaincre� ‘Creepy’, dont le scénario avait pourtant tout ce qu’il faut pour me séduire. Un couple s’installe dans un nouveau quartier. Lui est un ancien flic, qui enseigne à l’université, mais qui rempile sur un cold-case sordide pour filer un coup de main à un collègue. Elle est femme au foyer, simplement soucieuse d’établir de bonnes relations avec le voisinage..et justement, dans ce voisinage, il y a monsieur Nishino, un individu étrange, dont le physique n’inspire pas confiance et dont les manières grossières tranchent avec les normes de courtoisie en vigueur. Le tour de force de Kurosawa est de parvenir à instiller l’angoisse propre au Thriller domestique au compte-gouttes, sans le moindre coup d’éclat, sans le moindre artifice visuel, sans qu’il se passe quoi que ce soit, en réalité ! On en est toujours à soupeser le fait de décider si l’instinct doit prendre le pas sur la réflexion cartésienne, ou s’il est moralement justifiable d’éprouver méfiance et dégoût envers un individu qui n’a comme seul défaut apparent qu’un physique pas évident et un relatif manque d’éducation, qu’on se retrouve soudain à prendre la mesure d’un climat devenu très anxiogène sans qu’on l’ait vu venir ! Le réalisateur prend tout le temps dont il a besoin pour installer cette configuration, alterne le quotidien du mari, trop concentré sur ses activités professionnelles et celui de sa femme, dont il ne prend pas la mesure de l’angoisse latente et de l’imperceptible dégradation mentale, et dissimule les micro-événements qui pourraient agir comme une sonnette d’alarme au coeur de la banalité de cette existence banlieusarde. Il y aurait beaucoup à dire et à observer tout au long de ce minutieux travail de “confection atmosphérique�, durant lequel Kurosawa sème indices et fausses-pistes avec une maîtrise consommée de l’incertitude, en jouant notamment sur la configuration des différents domiciles, effet-miroir de la configuration mentale de ceux qui les occupent. Ce cheminement syncopé vers la résolution du mystère, où tout le sel de la démonstration tient au fait que l’essentiel se déroule hors-champ, et que rien ne requiert d’être exprimé s’il peut être suggéré, dure peut-être trop longtemps pour maintenir l’attention du spectateur à son point maximum, même quand on possède une certaine expérience de l’auteur et du cinéma japonais en général. D’autant plus que passé l’émerveillement face à un tel sens du détail et de la nuance, Kurosawa dévoile très vite ses limites lorsqu’il s’agit de faire bouger les lignes...