Jacques Audiard, c’est l’auteur de « Dheepan », « Un prophète », « De battre mon cœur s'est arrêté » … Avec « Les frères Sisters », il fallait donc s’attendre à quelque chose d’au moins intéressant. Et c’est beaucoup plus que ça. Sans l’ombre d’un doute, ce film est pour tous les publics. Sauf pour les gens qui n’aiment pas le réalisme vrai (ceux qui préfèrent Sergio Leone aux frères Coen par exemple). Sauf pour ceux qui sont allergiques à la violence ; ceux qui sont allergiques à la boue et à la crasse (elle transpire jusque dans votre fauteuil) ; ceux qui n’aiment pas voir un cheval souffrir sous la selle ; ceux qui ne peuvent pas voir un arachnide venimeux pénétrer dans la bouche d’un homme endormi ; ceux qui ricanent de voir les gens incultes se mettre à philosopher avec leurs mots à eux. Ça fait beaucoup de contre-indications, mais si ce film est sans doute pour tous les publics, c’est parce qu’il faut savoir comment se sont construits les États-Unis, d’une part ; et d’autre part, parce qu’il faut imaginer comment se construisent tous les êtres meurtris de la planète. L’histoire n’a pas beaucoup d’intérêt ; il n’y a pas de suspense ; il n’y a pas de trésor caché. Il y a plutôt de la survie, de la frustration, et beaucoup de chemins de traverse. N’empêche qu’on ne voit pas les deux heures passer. Cette quadruplette d’acteurs, John Reilly, Joaquin Phoenix, Jake Gyllenhaal, Riz Ahmed (cités par ordre d’excellence), quel bonheur ! Pas une seule erreur. Forcément, la direction y est pour quelque chose. Certains pourraient quand même reprocher à Audiard d’avoir emprunté trop de chemins, cafouillé parfois. Mais la vie est un grand cafouillage pour la plupart. On est avec des hyènes humaines, dans une nature féroce, dans l’orpaillage, dans les groupements humains qui naissent, on est dans l’ouest américain de 1850, un monde qui est « une abomination » dit l’un (« tu n'as pas peur de te reproduire toi ? »), tandis que l’autre ne voit pas pourquoi il arrêterait de boire, de tuer, de violer (« ma vie ressemble à un barillet vide, j'ai tout fait par haine de mon père »). A côté de ça, deux autres dissertent sur un autre mode, l’un remarquant que le sourire de l’autre se poursuit au-delà de la politesse, démontrant qu’il a un réel plaisir à communiquer avec les autres ; on les entendra même évoquer les phalanstères de Fourier. Est-ce du cafouillage ? En Europe, les hommes ont découvert la liberté après avoir été habitués pendant 2000 ans à l’existence d’une classe régnante, voire divine. Aux États-Unis, en comparaison, ils ont été immergés instantanément dans un monde libre, donc libre du pire et du meilleur, où chacun se débrouille et cafouille. C’est beaucoup plus violent. C’est le contexte du film. On est entre incultes, cupides, tueurs, orpailleurs, inventeurs. Mais les hommes sont seuls, terriblement seuls dans leur folie, dans leur mélancolie, dans leur absence de communication. Il y a tout cela dans le film. Et cependant, c’est joyeux et drôle. L’un découvre la brosse à dents. L’autre voit l’océan pour la première fois : « –on n’a jamais été aussi loin ! –tu veux dire dans la conversation ? » … Les deux frères ne sont pas si nuls !