C'est en évoquant avec son père la situation du textile à Villefranche-sur-Saône, où il a longtemps travaillé lui-même comme ouvrier, que Gaël Morel a eu l’idée de cette femme qui accepte un reclassement au Maroc. Le cinéaste a ainsi voulu, avec Prendre le large, rendre hommage au milieu ouvrier d’où il vient. Il explique :
"Le textile est complètement sinistré dans ce département et les délocalisations y sont nombreuses. A Tarare, non loin de Villefranche, 80% des usines ont mis la clé sous la porte. Quelques-unes sont encore en activité dans ce bassin, parmi lesquelles celle où a travaillé mon père. J’ai eu la chance de pouvoir tourner dans ce décor si important pour moi toutes les séquences montrant le personnage d’Edith au travail en France."
Des offres indécentes du même type que celle proposée au personnage de Sandrine Bonnaire sont inscrites dans la loi du travail. Gaël Morel confie : "Récemment, les ouvriers de Whirlpool se sont vu proposer un salaire de 400 euros s’ils acceptaient d’être reclassés en Pologne où leur usine va être délocalisée. Ce n’est pas sérieux ! La situation que j’imagine n’appartient pourtant pas à la science-fiction : durant la crise en Espagne, beaucoup de gens ont préféré partir temporairement au Maroc plutôt que de rester sans travail dans leur pays."
"Sandrine fait partie de ces actrices qui donnent une direction aux scénarios au moment de l’écriture. C’est une belle actrice au sens absolu du terme. Même lorsqu’elle porte une blouse, elle a ce port de tête et cette souplesse incroyable, qui, en même temps, ne sont pas à côté du personnage puisqu’elle-même est issue de la classe ouvrière. C’était une chance pour moi qu’elle accepte de jouer Edith comme cela a été une chance de pouvoir diriger Catherine Deneuve dans Après lui et Béatrice Dalle dans Notre paradis. Ces trois actrices aux tempéraments incroyablement éloignés ont en commun de faire corps avec le film et d’être complices du metteur en scène. Elles sont dans le don. Ce sont des muses."
Gaël Morel a choisi de situer l'intrigue du film au Maroc car c'est le seul pays d’Afrique du Nord qui offre autant de sécurité aujourd’hui, mais aussi parce que ce pays est associé aux vacances. Ainsi, imaginer ne Française mener une vie d’ouvrière au Maroc, loin des images de cartes postales, créait un phénomène de singularité.
Gaël Morel a collaboré pour la première fois avec Rachid O. qui cosigne le scénario de Prendre le large. Le cinéaste a procédé de la sorte parce qu'il avait besoin de l’appui de quelqu’un connaissant le Maroc de l’intérieur. Morel précise : "Rachid, qui a vécu jusqu’à trente ans au Maroc, était un complice parfait. Lui et moi nous sommes rencontrés il y a une vingtaine d’années lorsqu’il a publié son premier roman, L’Enfant ébloui. Nous sommes devenus amis mais n’avions jamais encore travaillé ensemble. Ce film était l’occasion."
C’est le producteur exécutif au Maroc, Frantz Richard, qui a présenté à Gaël Morel, parmi d’autres possibilités de décors, une usine allemande délocalisée à Tanger qui correspondait exactement à ce qu'il avait en tête en écrivant le scénario.
"C’était essentiel pour pouvoir rendre compte de la manière dont ces usines fonctionnent et restituer la vérité de leur activité quotidienne, notamment le bruit presque insoutenable qu’on entend dans les ateliers. Vient s’y ajouter celui de la musique diffusée aux ouvrières pour accélérer leur rythme - j’ai dû le retirer au montage, aucun spectateur n’aurait pu tenir. J’avais besoin de ce terreau de réalité pour construire ma fiction", se rappelle le metteur en scène.
Mouna Fettou et Kamal El Amri, qui interprètent Mina et Ali, ont été choisis très rapidement par Gaël Morel. Pour Mina, le réalisateur voulait une actrice qui s’oppose à Sandrine Bonnaire sur le plan physique mais capable de jouer la même musique. Morel développe :
"Mouna Fettou a cela, terrible en colère et presque enfantine quand elle sourit. J’avais rencontré plusieurs jeunes acteurs pour le personnage d’Ali, et j’ai adoré Kamal parce que c’est un bloc de vérité. Son physique et cet accent très léger qu’il a lorsqu’il parle le français en font le genre de garçon qu’on croise tous les jours à Tanger. Je le trouve touchant parce qu’il est en devenir : on voit l’enfant qu’il est, on imagine l’adulte qu’il deviendra : il est dans l’entre-deux."
Gaël Morel avait en tête, pendant le tournage de Prendre le large, le film Stromboli de Rossellini. Le cinéaste explique : "Cela se traduit de façon très concrète. Au moment de tourner les scènes dans le Rif, par exemple, - j’ai éprouvé le besoin de revoir le film. J’étais certain, d’une façon presque superstitieuse, qu’il allait m’apporter des réponses. J’ai revu les plans dans lesquels Ingrid Bergman chute alors qu’elle est en train de gravir le volcan, et le décalage entre sa tenue vestimentaire et son ascension m’a sauté aux yeux : elle n’est pas habillée pour ça. C’est exactement ce genre de décalage que je voulais pour ces scènes avec Sandrine Bonnaire : les vêtements qu’elle allait porter dans la scène ne pouvaient pas être ceux d’une saisonnière ! Cela réglait beaucoup de choses. Il y a sûrement d’autres influences dans mes films que je serais sans doute incapable de nommer. C’est l’amour du cinéma qui m’a amené à ce métier. Je ne crois pas à la génération spontanée."