Comment peut on passer deux heures enfermé dans une chambre où agonise un roi par ailleurs fort antipathique, qui a ruiné son royaume, poussé le régime monarchique à ses extrêmes les plus déplaisants -on peut dire qu'il a allumé le premier feu de la future révolution!!!- et de plus, possédant un goût détestable qui nous a laissé les vêtements et le mobilier les plus laids de toute l'histoire de France? Pourtant, on est accrochés -et la performance époustouflante de Jean-Pierre Léaud y est pour beaucoup! Il incarne totalement ce roi souffrant que la douleur a déchu, qui s'accroche à la vie tout en abandonnant toute espèce de pouvoir. Léaud, l'enfant-par-excellence va sans doute être le plus magnifique vieillard de toute l'histoire du cinéma....
C'est que nous sommes en présence d'un magnifique objet culturel, d'une performance pour esthètes. Les lumières, exceptionnelles, transforment chaque scène en tableau de La Tour ou Le Nain, transforment les trognes des protagonistes en Rubens, en Rembrandt ou même, pour un jeune homme à moustache, en Velasquez! Les velours et les brocards rouge sombre enferment l'action dans un sinistre théâtre; les cristaux des verres piègent la lumière.....
La plus belle scène, la seule émouvante sans doute, est la seconde (la première relate la dernière promenade en chaise roulante faite par le roi dans les jardins de Versailles). Il voit ses chiens, ses deux chiens -qui sautent sur son lit, qui le lèchent- et on comprend que ce sont les seuls qui aiment encore le vieil homme, et que, sans doute, ce sont les deux seules créatures que lui même aime encore! Mais voilà, Fagon a décidé que la présence des chiens était malsaine pour le malade (il n'avait sans doute pas tort...
C'est que c'est Fagon (excellent Patrick d'Assumçao) qui gouverne maintenant toute la volonté du monarque! Fagon qui empêche que ses confrères de la faculté de médecine de Paris accèdent au malade -jusqu'à ce que, l'état empirant, il soit bien obligé de les admettre, et on ira même jusqu'à accueillir des charlatans avec leur potion magique.... C'est que, quand des taches noirâtres commencent à envahir la jambe malade du roi, personne ne veut y voir la gangrène; peut être une amputation aurait elle pu sauver Louis XIV? Ou du moins abréger son agonie.... mais j'imagine que personne ne devait oser prendre le risque de couper une patte royale......Et c'est avec Fagon qu'Albert Serra nous enferme dans une petite chambre, en compagnie des deux valets Blouin (Marc Susini excellent aussi) et Mareschal (Bernard Belin), et parfois le confesseur du roi, Tellier (Jacques Henric). On voit de temps en temps Madame de Maintenon (Irène Silvagni) et, dans une belle scène qui a été rapportée par les chroniqueurs, on l'entend dire à un tout petit bonhomme, le futur Louis XV, de ne point tant aimer la guerre que son arrière grand père..... C'est à peu près tout.
Et c'est là que je m'insurge: tout cela est angoissant à souhait, mais complètement éloigné de la vérité historique. Un "d'accord" proféré par un des conseillers du roi venant chercher une réponse me reste encore en travers du gosier le lendemain (pourquoi pas OK, pendant qu'on y est); quand on prétend à l'oeuvre d'art, monsieur Serra, on est attentif à ces grossières impropriétés.... Et des petits détails: on ne portait plus de coiffure à la Fontanges à cette époque.... ces courtisans applaudissant en criant "bravo Sire" parce que le roi a pu absorber quelques morceaux de biscuit, quelle faute de goût! Et surtout, rien ne s'est passé dans l'intimité d'une petite chambre; le roi agonisait en public, devant Monsieur et Mesdames de France, la fleur de la noblesse et probablement quelques autres courtisans intrigants ayant réussi à se mêler au spectacle, chacun reniflant d'autant plus qu'il élaborait les plans dans sa tête pour tirer le meilleur parti de la disparition du monarque.... Etait ce plus ou moins horrible? Je ne sais. Mais ce détournement de l'histoire me semble enlever pas mal de valeur à ce film. Dommage, on aurait pu alors passer à côté du chef d'oeuvre....