Considéré par beaucoup comme étant le meilleur long-métrage de la filmographie de Charlie Chaplin, le Kid est aussi son plus intime, prouvant ainsi les paroles de John Carpenter pour qui le premier film d’un cinéaste reste sa création la plus personnelle.
Engagé depuis juin 1917 par l’association de propriétaires de salles First National Pictures pour la réalisation de huit films d’une durée courte, Charlie Chaplin parvient à en tourner deux avant la fin de l’année 1918. Mais après la sortie et le succès de Charlot soldat (1918), il demande d’obtenir davantage de fonds à la First National, qui refuse. Frustré, il se rapproche alors de trois camarades artistes (Douglas Fairbanks, Mary Pickford et D. W. Griffith) pour fonder une nouvelle société de distribution : United Artists, en janvier 1919. Cette création offre à Charlie Chaplin l’indépendance scénaristique et technique, et la liberté artistique qu’il cherchait, mais il reste toujours engagé par la First National. Il demande donc à la société de distribution de racheter son contrat, mais elle refuse une nouvelle fois et exige la livraison des six derniers films.
Les années 1918 et 1919 sont particulièrement difficiles pour Charlie Chaplin, et pas seulement sur le plan professionnel. En septembre 1918, il épouse l’actrice Mildred Harris, âgée de 17 ans, pour éviter la controverse après l’annonce de sa grossesse, qui se révèle finalement être fausse. Mais Harris finit par tomber réellement enceinte et accouche en juillet 1919. Malformé, le nouveau-né meurt trois jours plus tard. Marqué par cette tragédie personnelle, Charlie Chaplin commence le tournage du Kid le mois suivant. Mais étant de plus en plus ambitieux et perfectionniste, le cinéaste consacre davantage de temps à son œuvre et le tournage s’étale, ce qui inquiète la First National. Arrêtant brièvement la production du Kid, il tourne donc rapidement un nouveau-court métrage pour les producteurs : Une journée de plaisir, sorti en décembre 1919. Finalement, le tournage du Kid dure neuf mois et s’arrête en mai 1920, avec un film d’une durée exceptionnelle de 68 minutes, ce qui en fait alors le plus long de sa production.
Connaître l’enfance et la vie personne de Charlie Chaplin est essentiel pour comprendre les racines du film et la puissance émotionnelle des thèmes évoqués. Le Kid relate la rencontre entre Charlot, le vagabond déjà bien connu mais dont il s’agit ici de la première apparition dans un long-métrage, et John, un orphelin de 4 ans, abandonné par sa mère qui n’a pas les moyens de le faire vivre. Ce rejet contraint peut être vu comme le reflet de la relation entretenue par Chaplin avec sa mère, qui ne l’a que très peu connue. En effet, alors qu’il n’avait que 14 ans, elle fut internée en hôpital psychiatrique. Et lorsque Chaplin réalise le Kid, voilà déjà six ans qu’il ne l’a pas revue. Cette distance et cette absence se retrouvent à travers l’histoire de la jeune mère du film, contrainte d’abandonner son fils malgré son amour pour lui. Quant à son père, que Chaplin n’a quasiment pas connu, l’indifférence du père du jeune orphelin peut aussi être vue comme un écho à son enfance.
Dans un quartier pauvre d’une ville inconnue, et un peu par la force des choses, Charlot devient le père adoptif du jeune garçon et l’élève tant bien que mal sous le toit de sa modeste bicoque. Est-ce que Charlie Chaplin s’est transposé à la place de l’enfant pour imaginer la relation qu’il aurait eu avec son père ? Ou a-t-il incarné le rôle de ce père bienveillant en pensant au fils qu’il n’a jamais vu grandir ? Peut-être les deux.
Pendant près d’une demi-heure, le spectateur assiste ainsi au quotidien rude mais affectif de ces deux rejetés de la vie à travers plusieurs gags savoureux. C’est donc la comédie, caractéristique de l’œuvre de Chaplin, qui domine. Mais l’exploit que parvient à accomplir le cinéaste, c’est à réaliser un film en mélangeant les genres comique et tragique. En effet, le jeune orphelin finit par tomber malade et la visite d’un médecin sonne le glas de cette paternité officieuse. Dans une scène bouleversante où John se fait emmener par le véhicule de l’orphelinat et où Charlot se bat désespérément pour le protéger, l’émotion atteint un sommet dramatique rarement égalé dans une œuvre du cinéma muet. Fort heureusement, le mendiant parvient à rattraper son fils adoptif au terme d’une course poursuite mouvementée. Bien que l’enfant soit de nouveau enlevé de sa garde par un gardien d’asile de nuit qui fait trop de zèle, le Kid conserve sa trame comique jusqu’au bout.
Aux côtés d’un Chaplin sur la voie du succès, le jeune Jackie Coogan interprète à merveille cet orphelin chapardeur mais attachant. Le triomphe du film lui offre des recettes de quatre millions de dollars, mais en raison de son jeune âge, la somme est confiée à ses parents, qui finissent par en dépenser presque l’intégralité. En 1935, Jackie Coogan remporte un procès et parvient à récupérer 136 000 dollars. Ce combat juridique aboutit à la California Child Actor's Bill (1939), une loi californienne visant à protéger les revenus des acteurs mineurs.
A leurs côtés, Edna Purviance incarne la jeune mère sensible et élégante contrainte d’abandonner son enfant pour son salut. En 1915, l’actrice avait obtenu son premier rôle dans Charlot fait la noce, et avait ensuite entretenu une liaison avec Charlie Chaplin entre 1916 et 1918. Cette idylle prend fin avec le mariage de Chaplin et Harris, mais les deux anciens partenaires ont toujours gardé une grande complicité jusqu’à la fin de leurs jours. Fragile, douce et bienveillante, Edna Purviance offre une prestation magnifique et bouleversante.
Contrairement à ses débuts dans le cinéma dans les studios Keystone et Essanay, Charlie Chaplin ne cherche plus seulement à faire rire, mais à émouvoir. Ainsi, l’intrigue à la fois comique et tragique vise à faire réfléchir le spectateur sur les questions des enfants abandonnés et de la misère, dans un quartier pauvre qui permet aussi de dénoncer les inégalités sociales dont le cinéaste a été victime dans son enfance. Le Kid est le point de départ de cette démarche sérieuse, profonde et réaliste.
A sa sortie nationale américaine, en février 1921, le film est un triomphe, cumulant 2,5 millions de dollars de recettes, soit dix fois plus que le budget de production. Le Kid devient ainsi le deuxième meilleur succès de l’année 1921 au box-office américain, juste derrière Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. En 2011, il intègre le Panthéon culturel américain en rejoignant les fonds du National Film Registry.