Que savons-nous de John Ronald Reuel Tolkien ? Bon, ok, le bonhomme a quelques "petits écrits" à son actif qui ont tout simplement fait renaître le genre de la fantasy pour ensuite en devenir les représentants les plus emblématiques à travers l'histoire de la littérature. Au fil de sa bibliographie, il n'a cessé de développer (et ce jusqu'à sa mort) une des plus grandes mythologies littéraires au bestiaire impressionnant et avec un langage propre à chacune de ses créatures. Même aujourd'hui, près d'un demi-siècle après sa mort, qui n'a jamais entendu les noms de Frodon, Bilbo, Gollum, Aragorn ou Sauron à jamais entrés dans la culture populaire ? Et, si vous n'avez pas lu ses oeuvres, vous vous êtes forcément aventurés à un moment ou à un autre en Terre du Milieu grâce à la caméra de Peter Jackson qui a réussi à mettre des images sur la richesse infinie du monde inventé par cet auteur...
Mais sinon que savons-nous réellement de lui ? À moins de s'être renseigné sur son parcours, seules peut-être l'image d'un professeur d'Oxford ou la photo d'un vieil homme posant avec sa pipe viennent immédiatement en tête à l'évocation du nom de Tolkien et c'est à peu près tout. Cette faille de la mémoire collective autour d'un nom pourtant connu de tous a donc donné l'idée de ce biopic a priori un brin opportuniste en surfant sur les bribes restantes du succès des films de Peter Jackson par l'intermédiaire de l'irruption de leur imagerie dans la vie de Tolkien mais aussi risqué car le film doit tout autant séduire et ne pas trahir les fervents passionnés de l'écrivain que les plus néophytes qui ne demandaient pas forcément à en savoir plus...
Comme vous l'avez peut-être déjà compris, l'auteur de ces lignes fait partie de la deuxième catégorie de spectateurs et, par conséquent, cette critique ne reviendra pas sur la véracité des faits rapportés, leur agencement ou les oublis plus ou moins volontaires (le rapport à la religion notamment), d'autres le feront bien mieux par leurs connaissances sur le sujet.
D'abord, dépouillé de l'imaginaire qui accompagne obligatoirement la vie de Tolkien, le film de Dome Karukoski est formellement un biopic tout ce qu'il y a de plus classique. Telle qu'il nous est retranscrit ici, le début de son existence emprunte des voies similaires à celles de bon nombre d'écrivains de l'époque dont le parcours marqué par le monstruosité de la guerre a déjà donné lieu à divers traitements cinématographiques. En se concentrant sur la jeunesse de Tolkien, Dome Karukoski choisit un cheminement narratif maintes fois usités par ce genre de films : partir d'un événement capital, ici le traumatisme de la Grande Guerre, pour faire subir au héros une crise de "comment-j'en-suis-arrivé-là ?" aigüe et, ainsi, provoquer des allers-retours temporels entre le passé et ce moment précis avant de le rejoindre chronologiquement. Le procédé est archi-connu et la réalisation de Dome Karukoski au diapason de ce déroulement classique ne viendra jamais vraiment le bousculer. "Tolkien" n'en demeure pas moins correctement exécuté mais, en dehors des apparitions de l'univers de son auteur, l'approche reste académique la plupart du temps et les prise de risques en termes de mise en scène à leur niveau minimal. D'ailleurs, en ce qui concerne le mélange entre le réel et les jalons des futurs récits de Tolkien, ne vous attendez pas à voir débarquer sans cesse des elfes et des orques dans des danses endiablées à l'écran comme peut le laisser présager la bande-annonce, le film utilise bien ce procédé, dans un premier temps de manière un peu facile pour montrer à quel point la rationalité n'a plus sa place devant les horreurs de la guerre, mais il n'en abusera jamais et en révélera tout le potentiel par la suite (le dernier acte sur le front est absolument superbe en ce sens !). En réalité, "Tolkien" ne sera jamais plus fort que lorsqu'il l'utilisera plus implicitement et complètement au service de son angle choisi pour raconter la "naissance" de l'écrivain : la création littéraire au travers des influences d'une vie.
Au cours de la dizaine d'années d'existence sur laquelle il se concentre, le film va s'efforcer de démontrer que tout ce constituera par la suite l'essence de l'oeuvre de Tolkien était déjà bien là, des événements ou des rencontres déterminants pour l'écrivain et que son esprit a assimilé pour ensuite les régurgiter dans le contexte de la fantasy.
Une mère lui donnant le goût de l'évasion par les histoires, un statut social à part l'obligeant à être toujours dans un rôle d'observateur des classes aisées qu'il côtoie, sa passion et son don incroyable pour les langues, un groupe d'amis soudés par une foi en l'émancipation artistique inébranlable, une amitié en son sein encore plus forte que les autres, un professeur/mentor à barbe blanche, un proviseur autoritaire en son royaume, un amour "éternel", les ténèbres des affrontements de la guerre et encore bien d'autres diverses allusions nous feront nous passionner sur la manière de relier les points du processus de création du jeune Tolkien. Certes, ils ne seront encore que des silhouettes dans le brouillard de son imagination fertile mais impossible de ne pas y voir là les esquisses d'une certaine communauté, de la relation Frodon/Sam, d'un certain Gandalf, de la pureté amoureuse entre Aragorn et Arwenn, de l'obscurité du monde des Orcs et tant d'autres éléments qui deviendront indissociables de ses futurs récits. En ayant judicieusement choisi de privilégier cet angle créatif, "Tolkien" parvient sans mal à transcender le côté standard de sa forme de biopic pour nous immiscer dans les rouages de l'esprit de l'écrivain.
Et puis, encore mieux, on ne l'attendait pas forcément là mais le film va également nous emporter avec lui sur le terrain de l'émotion. L'espèce d'innocence des sentiments qui deviendra aussi un socle essentiel de ses histoires habitait déjà bien entendu son auteur dans ses conviction et son rapport aux autres. Ainsi, tout ce sur quoi se bâtit les croyances et convictions du jeune homme semble habité par la pureté de sa vision et la force de son implication émotionnelle dans l'évolution de son groupe d'amis, de son histoire d'amour et de sa vie en elle-même se met à irradier de manière irrésistible, surtout dans la dernière partie du film où les conséquences de la guerre fêlent à jamais la carapace d'optimisme naïf de Tolkien. Les panneaux finaux sur le futur de l'auteur scelleront définitivement l'importance de cette dimension sentimentale du biopic en nous faisant découvrir ses oeuvres à venir comme une forme de revanche sur la vie, de correction sur les aléas d'une existence, avec l'envie presque obligatoire de s'y replonger...
Mené par un excellent Nicholas Hoult à la fois bien sûr au cœur aux événements mais également toujours dans une forme de retrait, de réinterprétation permanente de la vie de son personnage par les yeux de son imagination, "Tolkien" est donc un biopic qui, sous son ancrage dans les stéréotypes les plus connus du genre, parvient à dessiner et à nous faire ressentir la puissance créatrice de son personnage à travers l'exacerbation de ses émotions. Par l'incontestable réussite de cette approche, le film de Dome Karukoski devient une sorte de prologue/intermède parfait à visionner avant une nouvelle lecture des romans de Tolkien ou un énième visionnage des films de Peter Jackson où l'ombre de l'auteur derrière les mots et les images prendra désormais une toute autre envergure...