Un film grandiose et parfait, débordant d’émotions et de réalisme, parvenant de façon révolutionnaire à apporter une nouvelle dimension au cinéma. La manière dont sont filmés les personnages, à l’aide de gros plans qui cherchent à faire ressortir les plus infimes variations sur les visages au gré des changements d’humeur et des sentiments se succédant, installe une proximité incroyable vis-à-vis des spectateurs. Adèle, divinement incarnée par Adèle Exarchopoulous, apparaît ainsi non seulement comme une amie connue depuis toujours, mais aussi comme une âme sœur, un alter ego de nous-mêmes, sensation infiniment rare au cinéma. Ses larmes émeuvent comme si son chagrin était le nôtre, son sourire nous communique une joie sans pareille… On ressent le même trouble qu’elle à l’approche d’un baiser amical, on subit de plein fouet la violence de l’insulte « sale gouinasse » et c’est avec un désespoir et un sentiment d’impuissance équivalents qu’on fait face aux reproches d’Emma. Abdellatif Kechiche a eu la chance de dénicher une actrice incroyablement expressive et profite donc de cette opportunité pour filmer au plus près d’elle le moindre spasme qui la traverse. Se concentrant principalement sur sa bouche, orifice sur lequel s’échoue l’ensemble des émotions qu’elle connaît, il crée une intimité parfaite, faisant d’Adèle l’un des personnages les plus attachants et passionnants de l’histoire du cinéma. Mais à l’impressionnante performance de la jeune actrice s’ajoute celle de Léa Seydoux, elle aussi parfaite en artiste amoureuse. Ses cheveux teints en bleu, elle rayonne d’une rassurante beauté et illumine notamment le premier chapitre, celui de l’initiation.
La structure du film, en deux parties opposées, représente d’ailleurs magistralement les différentes étapes de la jeunesse d’Adèle. Si aucun intertitre ne les sépare, leurs différences sont pourtant notables, l’histoire passant sans transition de l’éveil amoureux à la banalisation du couple. L’amour qui était au départ un prétexte à la joie devient presque une charge rendue difficile à porter en raison du fossé social et culturel entre les deux héroïnes, Emma aimant s’entourer d’une élite bobo pédante pouvant l’aider à avancer dans ces ambitions tandis qu’Adèle préfère voir en l’enseignement une mission sacrée qui la rend humble en l’éloignant des projecteurs qui l’accompagneraient inévitablement si elle n’était qu’un modèle pictural. Le second chapitre est donc tristement amer là où le premier se voulait émotionnellement déstabilisant, en raison de la perte de repères d’Adèle, mais se dirigeait progressivement vers la plénitude.
Néanmoins, on sort de la projection revigoré, avec le sentiment d’avoir accompli un grand pas en avant humainement, comme si c’était notre propre initiation à la vie et non celle d’Adèle qui avait eu lieu et que nous avions vécu nous-mêmes ses épreuves. Surtout, un grand nombre de scènes continuent à nous hanter, tant il est certain qu’elles vont rentrer dans les annales du septième art : les conversations graveleuses entre Adèle et ses copines, la prise de conscience de sa non-attirance pour Thomas, la découverte de l’homosexualité via le baiser avec Béatrice, les premières désillusions et crises de larmes, la rencontre avec Emma, les premiers échanges sur le banc, la séparation d’avec les amies, le premier baiser dans le parc, les dialogues de sourds du second chapitre, la cruelle et déchirante dispute précédant la séparation, la libération par la soumission au processus éducatif et enfin l’amère séquence finale. Mais s’il est une seule scène à retenir parmi toutes, c’est sans doute celle des retrouvailles dans le café, d’une splendeur inimaginable et d’une sensibilité transcendante. Et le tout est filmé avec un souci constant de l’éclairage ou du cadrage, que ce soit lors des scènes de sexe, dans le bar gay (couleurs magnifiques) ou dans le parc ensoleillé de bonheur. Les ellipses sont nombreuses et les transitions parfois brutales, mais elles concordent parfaitement avec le caractère pictural de l’œuvre, chaque séquence correspondant à un nouveau coup de pinceau complétant le portrait d’Adèle que nous soumet le réalisateur. On se laisse troubler avec une satisfaction infinie par ce couple et comme Adèle dit le faire en parlant de son ex-compagne, on ne fait pas que vivre avec cette jeune Lilloise, mais on la respire, l’accueillant pour toujours dans son cœur avec l’espoir de la retrouver un jour. Car si le film dure bien trois heures, celles-ci suffisent difficilement à contenter notre faim : Kechiche a réussi à créer en nous un nouveau besoin vital, celui de continuer à suivre son héroïne et finir notre existence avec elle.