Le théâtre, la danse et le chant tiennent une place fondamentale dans la culture indienne. Logiquement l’industrie cinématographique du sous-continent (la première au monde, avec environ 1.200 films produits par an – contre moins du quart en moyenne dans le même temps en France) relaie très massivement le phénomène. Un cinéma d’auteur à la Satyajit Ray est ultra marginal, les longs (fort longs) métrages indiens sont du cinéma excessif et coloré (« kitsch » pour les Occidentaux) où sentiments et plaisir visuel sont les ressorts essentiels (cinéma « masala » ou cinéma « mélangé » : drame, comédie, romance, policier, action… s’y succèdent, le lien étant les intermèdes dansés et chantés, sans rapport souvent avec la trame générale). Ces films passent aussi en boucle à la télévision, ce qui en assure une diffusion maximum, même dans des coins reculés qui n’auraient pas de salles de cinéma. Trishna (Freida Pinto, ravissante et assez convaincante) a appris pour sa part à danser grâce au petit écran, qui est le loisir unique de sa modeste famille de cultivateurs et sa seule ouverture sur le monde (avant que Jay Singh ne lui donne l’occasion de voyager). Son séjour à Bombay avec ce dernier (qui a envie de se lancer dans la production cinématographique) l’incitera à perfectionner d’heureuses dispositions naturelles avec les professionnels qui règlent les chorégraphies des films. Abandonnée par son amant, elle s’apprête même à s’orienter en ce sens pour assurer sa subsistance (et celle de sa famille dont elle est le soutien à distance). Cependant Jay (Riz Ahmed, le beau gosse déjà partenaire de Freida Pinto dans « Or Noir » d’Annaud) finissant par revenir en Inde (il était parti pour Londres au chevet de son père malade et s’y était attardé sans donner la moindre nouvelle), la jeune fille, en grande dépendance affective comme toujours, accepte sans broncher de le suivre à nouveau dans le Nord - faisant contre fortune bon cœur, son compagnon a accepté de prendre la direction des palais rajasthanis transformés en hôtels de luxe par les Singh. Trishna est officiellement affectée au room-service de celui où Jay a fixé ses pénates, mais elle est surtout au service exclusif de celui-ci, qui l’a transformée en objet sexuel. Ses danses sont maintenant celles, lascives, d’une hétaïre. Abusée, usée et désabusée, elle ne trouve alors d’issue à son malheur que radicale, et même doublement fatale. Même si la scène est en Inde et ses héros du cru, Michael Winterbottom ne raconte pas la triste romance de Trishna (attachant son destin à celui d’un garçon égoïste et gâté par son aisance matérielle, puis aigri d’avoir dû renoncer à ses projets par révérence filiale et passant son ennui sur une maîtresse ravalée au rang de courtisane) selon les codes du cinéma populaire indien et la grammaire cinématographie particulière s’y développant (mauvais effets spéciaux, mouvements de caméra particuliers, bande-son amplifiée, jeu surligné des acteurs, musique tonitruante, pour des intrigues simples et des personnages unidimensionnels). On pleure volontiers dans ces films « masala », on extériorise ses sentiments. Rien de ce genre ici : la facture est nettement « occidentale ». Si l’esthétique « Bollywood » est évoquée, c’est simplement parce que Trishna aime danser comme dans « Devdas », et qu’elle croit surtout avoir trouvé un bonheur personnel à Bombay, avec un compagnon voulant investir dans un secteur plaisant (et très rentable), ce qui lui permet de toucher du doigt la magie d’un cinéma qui l’a formée culturellement comme toutes les filles de son âge en Inde. « Trishna » n’est donc pas « un film à la sauce Bollywood », comme souvent lu sous des plumes un peu trop promptes aux raccourcis commodes – les séquences « Bombay » étant presque documentaires, qui montrent l’envers du décor et mettent alors en scène des vrais pros du secteur (Anuraq Kashyap, scénariste et réalisateur et Kalki Koechlin, actrice d’ascendance française, jouent chacun leur propre rôle), dont on apprend qu’ils tournent aussi des « pubs » ! Et d’ailleurs, pour conclure là-dessus, rappelons que Bombay n’est que l’un des 6 ou 7 centres indiens de cinéma (même si c’est le plus connu en France, car pratiquement le seul à s’exporter), chaque région importante tournant selon ses particularismes et dans la langue locale – les ¾ des films indiens viennent de Tollywood, Kollywood etc. (Bombay ne concerne que les films en hindi ou ourdou). Michael Winterbottom avait déjà tourné en 2003 au Rajasthan pour « Code 46 » (jamais sorti en salles dans notre pays, mais disponible depuis fin 2011 en DVD). Il avait alors eu l’occasion de découvrir une société contemporaine où les contrastes sociaux étaient aussi marqués qu’ils avaient pu l’être au 19ème siècle, ce qui lui avait donné l’envie d’adapter « Tess d’Urberville », en situant le récit à notre époque, et dans un univers en cohérence avec celui de Hardy. On pourra se souvenir que Winterbottom avait déjà porté à deux reprises à l’écran des romans du grand auteur anglais : « Jude » (en 1996), l’adaptation signée Hossein Amini (« Les Ailes de la Colombe », « Drive » et même plus curieusement « Blanche-Neige et le Chasseur », pour partie) de « Jude l’Obscur » - sans changement ni de temps, ni de lieu, et « Rédemption » (The Claim ») en 2002 (inspiré de « Le Maire de Casterbridge » et situé dans l’Ouest américain en 1867, quand l’original est dans une ville imaginaire du Wessex anglais, et dix ans plus tard). Il signe avec « Trishna » d’abord le scénario, désireux d’actualiser l’histoire d’amour écrite par Hardy à la fin de l’ère victorienne. Pour en préserver la vraisemblance, il fallait que la scène soit dans une société encore fortement clivée : en dépit d’une émergence spectaculaire en matière économique, l’Inde est emblématique à cet égard avec son système de castes toujours vivace (malgré une abolition contemporaine de la Constitution de 1947), surtout en zone rurale, et dans les couches défavorisées de la population. Trishna, dès l’instant qu’elle renonce à lutter contre sa passion, accepte implicitement d’être à vie une amoureuse « backstreet », son origine modeste et sa caste inférieure la condamnant à ne jamais pouvoir épouser Jay (l’intermède « Bombay » et une vie dans une société en marge et occidentalisée lui ouvrant l’espoir d’un statut au moins de « petit-amie » officielle qu’on n’hésite pas à présenter comme telle). Le retour au Rajasthan la fait revenir en arrière : cachée, humiliée, son désespoir va la conduire à toute extrémité. Par ailleurs, Tess passe sans arrêt de la campagne à la ville, et se perd dans ces allers-retours entre tradition et modernité, tout comme Trishna, et là encore Winterbottom sait tirer parti des contrastes flagrants entre les zones rurales arriérées et les zones urbaines en plein développement (même si ces dernières, très populeuses, sont aussi très souvent misérables et peuplées de « slumdogs »), et aussi montrer des ateliers où les femmes (voire les enfants) travaillent dans des conditions lamentables, dignes de l’époque victorienne peinte par Hardy. On pourrait multiplier les points de convergence entre la vie des deux héroïnes, la Tess du 19ème siècle et la Trishna du 21ème : ainsi, les deux familles de pauvres cultivateurs sont-elles au début privées l’une et l’autre de moyens de locomotion par un accident (mais la faute en est à Tess elle-même remplaçant son père ivre laissé à la maison, alors que c’est le père de Trishna qui s’endort au volant), ce qui amène Tess comme Trishna à accepter (bien que dans un contexte dramaturgique différent) d’aller chez « les riches ». Jay (comme Alec, son modèle romanesque) confie le soin d’oiseaux à Trishna (mais ceux d’une volière, quand Tess sera en charge de la basse-cour !), la sauve d’un mauvais pas (fêtards entreprenants en Inde contre ancienne conquête d’Alec) et la séduit sans ménagements. Même les suites de ce début de liaison sont identiques : Tess est enceinte comme Trishna, fuit comme elle et revient au foyer paternel (autres temps, autres mœurs : Tess accouche d’un enfant si chétif qu’il meurt au bout d’une semaine, quand Trishna se fait avorter, poussée par ses parents). Et cela continue… Sauf que Michael Winterbottom a commis l’erreur de « supprimer » le deuxième personnage masculin, et c’est là que le bât blesse ! Angel Clare va épouser Tess, puis l’abandonner quand elle lui avoue naïvement, après qu’il lui ait parlé de son propre passé sentimental, sa liaison avec Alec, ce qui la poussera plus tard à nouveau dans les bras de ce dernier. Winterbottom synthétise les deux figures masculines rivales dans le seul caractère de Jay, qui est donc tantôt ouvert, tantôt rétrograde, tantôt altruiste, tantôt égoïste… ce qui rend moins lisible le conflit intérieur chez la jeune fille, tiraillée entre passion et devoir chez Hardy, alors qu’on la voit surtout passive devant la caméra de Winterbottom, et quasi incompréhensible le « climax » final (en dépit d’efforts du scénariste/réalisateur voulant justifier le geste fatal de Trishna grâce à une explication de textes du « Kamasoutra », suivie de travaux pratiques dégradants). Tess poignarde Alec pour retrouver l’amour d’Angel, le rejoint enfin et se laisse arrêter, assurée de son pardon (tout en lui recommandant d’épouser après son exécution annoncée sa plus jeune sœur). Winterbottom trouve certes une solution en adéquation avec un récit à 2 et non à 3 personnages pour conclure celui-ci, mais au prix général d’une « adaptation » assez infidèle, puisque simplifiée dommageablement.