Lassé peut-être d’explorer son monde par échantillonnage du réel, Fellini a créé son monde à lui, généré par la (dernière) volonté d’une cantatrice fictive : voir ses cendres emportées sur l’île de ses souvenirs. C’est un paquebot de luxe qui les emporte avec tous ses amis pour une cérémonie funéraire qui se transforme en croisière, une sorte de Titanic doté d’une quête artistique. Étant donnée l’exiguïté qu’engendrent & perçoivent autant d’artistes sur le pont & dans les cabines, on peut dire aussi bien pour eux que pour Fellini ou la défunte que… c’est dans la boîte.
Pas une boîte de “conserve” toutefois, plutôt une boîte de Petri sociologique : microcosme excentrique, le navire agit en catalyseur de personnalités soudain libres de se reconnaître & de s’exhiber presque sans jugement. Il va faire germer une nouvelle société en étages, où les “classes” sont strictement séparées mais dont chaque contact est prétexte à réaction : ici les machinistes deviennent une audience pour les quelques chanteurs d’opéra qui s’ennuient parmi les passagers, là les réfugiés serbes deviennent objets de dégoût.
Freddie Jones (devenu imprésario de “Rhinoceros Man” trois ans après le passage de Lynch), chroniqueur de son état, est le témoin. Sa flagrante incompétence bouffonne n’importe d’ailleurs pas, car on compte sur lui : lui seul a le droit de regarder la caméra, c’est lui qui filtre les agissements mondains pour les rendre “spectatibles”, & subrepticement, en dépit de sa maladresse, il deviendra translateur moral entre des gens d’une même classe que la promiscuité pousse à l’incompréhension mutuelle.
Voire, le journaliste participera à ce que cette traversée d’une Méditerranée aux dimensions atlantiques perde d’une binarité ostensible si le thème des classes sociales n’avait pas suffit à la représenter : le premier soir, la Lune (“elle paraît fausse !”) se levait au moment du coucher du Soleil & l’on ne manquait pas, pendant qu’un personnage poète relevait le contraste du chaud du jour & du froid de la nuit, de remarquer les couleurs bien séparées à l’écran.
L’atteignement du juste milieu, ce mélange ultime que le réalisateur opère en se frottant les mains, il se produit quand, au troisième jour, les choses deviennent “bizarres”. Comprendre : “normales”, car ce sont enfin des préoccupations humaines et non morales, réelles & non mondaines qui s’imposent : la guerre, surtout, enfin – on est en 1914.
Le cinéma ne devrait-il parler que de sa propre époque ? C’est ce que Fellini a en tout cas toujours cherché à faire & à enseigner, trébuchant fréquemment sur la frontière entre documentaire & fiction, incapable d’évoquer l’Histoire avec un grand I sans grossir ses traits à l’extrême.
Son film naît du muet : au début, personne ne parle, il use même d’intertitres & il n’y a aucune musique. Simulant à merveille la spontanéité des années 10, prémices de la démocratisation de la caméra, il livre une énième leçon en faisant semblant de tirer avec peine son œuvre de son faux grand âge – les intertitres disparaissent, les dialogues parlants arrivent & le filtre sépia s’efface ; le dernier symptôme du vieux cinéma servira justement à la séparation des classes qui nous met dans le bain : les machinistes s’agitent plus vite que les ouvriers de Metropolis tandis que les nantis sont en slowmotion.
Survenu de la naissance même de l’art, sacrifiant littéralement un bateau d’artistes dans leur tristesse commune d’avoir perdu une amie & collègue, E la nave va n’est pas qu’une expérience réussie avec pas mal de mutations volontaires du génome social au travers de ses scènes : c’est une œuvre d’art D’ART.
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