Dans la sélection cannoise annuelle, un titre particulièrement audacieux sortait de la masse. Il sortait de la masse parce que, en bas des rideaux, nous pouvions remarquer la signature d’Alain Resnais – désormais l’un des doyens du cinéma français. Il sortait de la masse parce que, loin des Herbes folles, le long-métrage ici présent nous promettait l’inédit à travers ce fameux titre : Vous n’avez encore rien vu. Excès de narcissisme ou simple lucidité ? Le fait est que dès les premiers instants – où chacun des comédiens se voit annoncer la mort d’un proche, célèbre auteur dramatique – on nous sert un plat à la saveur atypique. À vrai dire, impossible de savoir où nous nous trouvons. L’arrivée des invités au manoir fait beaucoup penser aux Dix petits nègres d’Agatha Christie mais il n’en est rien. Même le simple mot « cinéma » se trouve dissocié de cette œuvre filmique où les acteurs ont conservé leur véritable nom. Comme si c’était bel et bien les comédiens en personne qui étaient venus assister à cette représentation d’Eurydice, par une troupe de théâtre de rue, la Compagnie de la Colombe. C’est donc après une ultime parole envers ses camarades qu’Antoine d’Anthac – Denis Podalydès, le seul à avoir changé de nom pour l’occasion – introduit cette représentation des temps modernes du mythe d’Eurydice, sur un grand écran de cinéma. Le mythe d’Eurydice revisité par un des maîtres de l’anachronisme dramatique : Jean Anouilh. Les jeunes jouent leur rôle comme il se doit quand soudain, une chose pour le moins inattendue se produit. Les mots s’échappent de l’écran et viennent directement se loger dans la bouche des fameux comédiens – chacun d’eux ayant joué dans la pièce d’Eurydice par Antoine d’Anthac. C’est alors une double-représentation qui se joue sous nos yeux de simples spectateurs indéniablement surpris par la tournure des évènements. Encore plus impressionnant, les personnages d’Orphée et Eurydice sont tous deux interprétés par deux couples d’acteurs différents : quand Pierre Arditi donne la réplique à Sabine Azéma, Lambert Wilson fait de même avec la charmante Anne Consigny. Une fois encore, les choses changent. Trois représentations se déroulent désormais dans cette espèce de grand manoir plein de mystères où nait un fabuleux moment dramatique. L’espace d’un instant, on pourrait même penser que la salle de cinéma où nous nous trouvons s’est étrangement volatilisée pour laisser place à un théâtre et ses superbes décors. C’est probablement ce qui se serait passé si l’ensemble était filmé par un seul et unique plan-séquence mais il n’en est rien. En fait, Vous n’avez encore rien vu est bien plus que cela. Vous n’avez encore rien vu s’avère être la fabuleuse rencontre entre l’univers du cinéma et celui du théâtre. Le devant des caméras et les planches. Comme si deux mondes strictement différents en venaient à se croiser pour donner un long-métrage effectivement inédit. Néanmoins, ce moment d’intense réflexion est loin de se résumer à cela. Il faut aller encore plus loin. Pourquoi Resnais aurait-il eu ce besoin de filmer trois différentes représentations ? Pourquoi si ce n’est dans le but de démontre par a + b qu’au fil des années jamais l’art ne meure et que le tout n’est en fait qu’un somptueux héritage. Une postérité que se livrent entre eux chaque personne ayant participé à l’enrichissement de cet art. Ce que l’on se doit de remarquer, c’est les trois générations qui sont représentées à travers les plus vieux comédiens : Michel Piccoli, Pierre Arditi, Sabine Azéma etc ; le juste milieu : Lambert Wilson, Anne Consigny, Mathieu Amalric etc. ; et enfin, les plus jeunes : la Compagnie de la Colombe. Jamais l’on ne cesse de percevoir un renouvellement, un changement, dans le jeu des différents acteurs. Chaque intonation – qu’elle soit fiévreuse ou nettement plus tragique – diffère d’un comédien à l’autre. Chaque mise en scène apporte à la pièce d’Anouilh un nouvel univers… Finalement, Vous n’avez encore rien vu ne serait-il pas un prologue pour nous dire que l’art n’en finira jamais de nous surprendre ? Tout cela demeure une fabuleuse déclaration d’amour au théâtre comme à ses représentants. De la même façon que Resnais proclame tout son amour à ses fidèles comédiens que sont ceux du film. Des acteurs brillants qui ont suivi ce dernier à de nombreuses reprises. Ils nous arrivent usés dans les murs du manoir et finalement, parviennent à trouver une seconde jeunesse leur permettant de dire : je n’en ai pas fini. Si l’on pourra constater que les dialogues ont hélas été inéquitablement répartis auprès des comédiens, leur interprétation n’en demeure pas moins toutes aussi fabuleuses les unes que les autres… Vous n’avez encore rien vu est la preuve formelle que non, nous n’avons encore rien vu. Nous, cinéphiles et amateurs de théâtre, n’en avons pas fini avec l’art de jouer. Nous n’en avons pas fini car l’art est éternel.