À l'instar de "Une Journée dans la Vie de Billy Lynn", beaucoup de spectateurs ne découvriront jamais le nouveau film d'Ang Lee dans des conditions adéquates pour l'apprécier pleinement sur grand écran. Le nombre de salles susceptibles de diffuser le film dans le format pour lequel il a été conçu (en 3D et en 120 images/seconde) reste très limité (11 en France) mais 260 proposent néanmoins la possibilité de le visionner en 60 images/secondes (ce qui, personnellement, doit peut-être être le cas de mon cinéma, je me base sur mon ressenti visuel sans autre information à ce sujet). Cette précision technique étant faite, peut-on néanmoins apprécier "Gemini Man" sans profiter de son visionnage le plus optimal ? C'est un grand oui, rassurez-vous ! Hormis de nombreux plans pensés ostensiblement pour la 3D, la fluidité de la réalisation voulue par Ang Lee transpire à travers chaque séquence d'action jusqu'à leur donner des airs de jamais-vu qui laissent irrémédiablement bouche bée, le tout dans un film filant la méchante et jouissive impression d'une virée temporelle à destination des 90's !
On s'explique : il faut savoir déjà que "Gemini Man" est un projet qui passe de main en main hollywoodienne depuis de nombreuses années, 1997 pour être précis (Tony Scott, Curtis Hanson ou Joe Carnahan ont eu à un moment ou à un autre des vues dessus avec tout plein de grands noms potentiels devant leurs caméras respectives) et ce n'est clairement pas un hasard !
Le pitch du film simple et un brin idiot -un tueur d'élite se retrouve pourchassé par son double jeune- est effectivement un pur produit des années 90 évoquant des idées saugrenues de changements de visages à la "Volte-face" par exemple. Et c'est exactement vers ce genre de blockubsters d'action tombés en désuétude que nous convie Ang Lee. Du logo de production made in Jerry Bruckheimer tenant de l'ère des dinosaures à la présentation des personnages aux traits a priori archétypaux (le héros surdoué en son domaine mais en plein doute existentiel, la jolie comparse qui ne se laisse pas marcher sur les pieds, le sidekick aux bonnes vannes même en cas de danger de mort, une machine à tuer et un grand méchant juste... très méchant), tout est là pour nous renvoyer à une époque où l'entertainment était délivré à sa dose maximale.
Cependant, ne croyez pas que Ang Lee se contente simplement de reproduire des formules éculées car, si l'action est bel et bien présente (et, bon sang, de quelle manière !), le réalisateur appose en effet la patte qu'on lui connait bien dans son approche fouillée des personnages. Leurs contours sont certes ceux de stéréotypes des années 90 mais, avec un regard bien plus moderne, Ang Lee ne va rien chercher à éluder des conséquences internes que peuvent avoir leurs confrontations permanentes au danger et, bien entendu, à un postulat aussi ubuesque qu'un héros opposé à sa version jeune. Ainsi, pendant la majorité du film, les protagonistes vont autant se retrouver à deviser sur les conflits intérieurs qui les rongent et induits par la situation que s'affronter physiquement.
À vrai dire, c'est peut-être là une grande qualité qui se retourne en principal défaut du film : ne pas ignorer la psychologie de ces personnages les fait vivre à l'écran, c'est certain, et ce bien au-delà de la caricature que l'on pouvait avoir d'eux au premier abord (les acteurs, Will Smith et Mary Elizabeth Winstead en tête, participent également à cet effort) mais cela a aussi pour effet de les faire tergiverser autour de problèmes qui n'offrent que des réflexions attendues et donc de trop nombreuses scènes de dialogues l'étant tout autant. Bien sûr, cela permet de démontrer une réelle intelligence d'approche d'un sujet prêtant à sourire, la parabole méta à l'extrême d'un système hollywoodien et de sa course au jeunisme que l'on peut y déceler va aussi en ce sens (la jeune génération d'acteurs facsimilée de l'ancienne veut carrément zigouiller les modèles originaux pour résumer), mais la qualité des scènes d'action est telle que l'on a sans cesse envie de voir tout ce petit monde en découdre plutôt que de s'auto-analyser (et puis, quand des agents surdoués ne comprennent même pas d'où peut venir un double fricotant avec une société nommée GEMINI, ça limite tout de suite un peu leurs seuils de réflexion aux yeux du spectateur...).
Car, oui, on y revient inlassablement, "Gemini Man" propose clairement quelques-uns des morceaux de bravoure de l'année en matière d'action, s'inscrivant dans une sorte d'alliance parfaite entre ces senteurs de revival 90's et d'avenir par les expérimentations visuelles menées pour une toujours plus grande limpidité de mouvements qui force le respect. Si l'on était un peu blasé, on pourrait se dire que ce ne sont là que des promesses d'autres choses bien plus grandes pour le futur mais, pour l'heure, Ang Lee est le chef d'orchestre qui nous régale en la matière en repoussant des limites que l'on imaginait pourtant à jamais figées.
Enfin, sur la seule double dose de Will Smith à l'écran, "Gemini Man" impressionne également avec la version rajeunie de l'acteur, peut-être une des plus bluffantes dans le domaine parmi les nombreuses utilisations du procédé vues récemment... hormis, bizarrement, pour l'ultime scène qui donne le sentiment d'avoir été conçue à la va-vite.
Évidemment, vu les sommets atteints, on aurait aimé que "Gemini Man" n'offre que de l'action 95% de son temps. Mais, même si Ang Lee ressuscite l'esprit des films des années 90 situés dans la même veine, il le fait à sa manière, en donnant du sens aux agissements de ses personnages avant de les faire se percuter de plein fouet. Et, surtout, chacun de leurs affrontements tient d'une telle prouesse visuelle grâce à sa recherche de fluidité jusqu'au-boutiste que "Gemini Man" en devient un des blockbusters du genre incontournable de... 2019.