Depuis son apparition à la fin de la saison 6 de The Walking Dead, le personnage de Negan, campé par Jeffrey Dean Morgan, fascine les fidèles comme les non-fans de la série AMC. Terrifiant, sympathique, menaçant, exubérant, humiliant, drôle, tortionnaire : le chef des Sauveurs et Nemesis de Rick Grimes est entré directement (avec sa batte et son costume) dans la pop-culture et au panthéon des méchants du petit écran, provoquant chez le spectateur un étrange mélange de fascination-répulsion. Pascal Laëthier, psychanalyste à Paris et auteur du passionnant site Cinépsy ("site d’un psychanalyste qui aime regarder des films, au croisement entre ma pratique de la psychanalyse et mon intérêt pour le cinéma"), décrypte pour AlloCiné quelques éléments pour mieux comprendre la phénomène Negan.
"Pourquoi cela me fascine-t-il ?"
Je m’étonne toujours, car cela remonte à l’Antiquité, qu’on puisse raconter des choses tragiques, dramatiques, épouvantables et douloureuses… et que cela puisse donner lieu à un spectacle. C’est toujours étonnant de voir des gens confrontés à des situations abominables, que ce soit dans des pièces antiques, au théâtre, au cinéma ou à la télévision, et de voir qu’on éprouve du plaisir à regarder ce spectacle. Dès lors, c’est intéressant de prendre le temps de se poser la question : Qu’est-ce que je regarde ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi cela me fascine-t-il ?
Il y a sans doute quelque chose qui relève de l’abréaction, qui est une sorte de catharsis en philosophie : le fait de pouvoir représenter ces événements sur une scène, une page ou un écran évite d’avoir à le vivre et permet de différer l’horreur de la réalité de la chose… tout en nous permettant de le vivre par procuration d’une certaine façon. Dans The Walking Dead, on est vraiment là-dedans, avec une situation paroxystique et inédite.
"Le passé disparu et enterré revient hanter les vivants de manière angoissante"
Cette situation a des références dans l’histoire du monde : dans la Bible, elle correspond à ce qu’on appelle l’Apocalypse. Le monde des Hommes se termine, et on se tourne vers Dieu pour comprendre ce qu’il se passe. Dans la Bible, c’est ce qu’on appelle la parousie : cette fin du monde survient sur un mode relativement joyeux, avec le retour des morts sur Terre pour aller vers Dieu et le Paradis. Dans The Walking Dead, on est clairement sur une approche apocalyptique : c’est la fin du monde, et les Hommes ont des comptes à rendre sur leurs actions. Et survient une chose particulière dont s’est emparé le cinéma depuis les années soixante avec les films de Romero : l’apparition des morts-vivants, des zombies.
Le monde a disparu, et il est désormais habité par des êtres qui ne sont ni morts ni vivants, qui viennent hanter les vivants désormais en minorité, avec la capacité de les transformer à leur tour en morts-vivants. On dirait qu’ils sont attirés par la vie, par ce qu’il y a de vivant. Ils sont dans un état intermédiaire, un peu ralenti, ils ne parlent pas, ils n’ont rien à dire, et ont un seul but, se coller à quelqu’un pour aspirer la vie et transformer l’autre en eux. Ça représente une sorte de métaphore de la question de ce que sont devenus nos morts. Le passé disparu et enterré revient hanter les vivants de manière angoissante. Ce n’est pas une démarche qui vient nous questionner, ils ne nous demandent pas ce que nous avons fait de la vie qu’ils nous ont donnée : ils sont dans un mode totalement actif, qui consiste à nous dévorer. Dans ce contexte, dans ce "monde après le monde", les communautés se sont regroupées et tentent de survivre chacune avec son propre fonctionnement. Et apparaît alors Negan.
Qui est Negan ?
Negan, c’est un personnage très particulier. Il est très intéressant car il survient à un moment particulier de l’histoire et vient représenter quelque chose que l’on voit assez rarement au cinéma, la question du Mal. Il représente une certaine figure du Mal, le Mal absolu, une figure quasi-biblique, un peu comme le Diable. Et il pose une question majeure : le Mal est-il foncièrement mauvais ou peut-il représenter une solution ? Et il fascine énormément, de manière très étrange. Déjà parce qu’il est entièrement désinhibé : il n’a aucun problème pour vivre dans ce monde, il a toujours la solution et surtout il affiche toujours un sourire sardonique qu’il exprime sans fard. Sans aller jusqu’à dire qu’il prend son pied, sa jouissance au plaisir est constamment présente. Il prend tout avec humour et essaye constamment de faire rire de ce qu’il fait.
Alors qui est ce personnage ? Pourquoi débarque-t-il à ce moment de l’histoire et pourquoi cela fonctionne-t-il ? Quel ordre impose-il ? Qu’est-ce que cela raconte finalement ? Negan est un sadique, au sens où c’est quelqu’un qui prend plaisir à faire le mal : il jouit de la souffrance des autres. Une fois qu’on a dit ça, on est dans une catégorisation comportementale et psychologique qui permet de mettre une étiquette sur un personnage et de la différencier des autres… et de nous. Mais c’est un peu court, car Negan ne se résume pas seulement à cela. Il est là à cause de la situation et à cause des autres, des autres qui le regardent. Et lui ne fait finalement que regarder les autres. Il n’est pas très actif, à part de temps à autres quand il manie sa batte.
Dans la catégorisation du sadique, ou du pervers, on peut dire qu’il relève du pervers narcissique… Mais c’est une nouvelle fois une étiquette : cela permet de dire que lui n’est pas moi, qu’il est ailleurs, qu’il fait partie des méchants et que moi qui le dénonce je fais partie des bons. Je l’isole du monde en quelque sorte. Or Negan ne fonctionne qu’avec Rick : Negan existe car Rick existe. On peut même dire que d’une certaine manière, l’existence de Negan n’est possible que parce que Rick le met à cette place. Ils font couple tous les deux. Et c’est souvent comme ça chez le pervers : il y a une relation de coexistence entre le pervers et sa victime, il y a quelque chose qui circule entre les deux.
"Negan se met comme un objet au service du système qui l'emploie"
Si on veut aller plus loin que la psychologie, il y a la question de la structure. Ce n’est pas par hasard si dans la figuration présentée dans la série, un personnage comme Negan émerge. Il émerge dans une situation particulière où le monde se termine, où la Loi est mise en cause et où les hommes sont dans une condition de survie et non plus d’organisation de la vie. Surgit alors cet homme, incarnation du Mal, qui explique comment les choses doivent marcher. Negan apporte un certain rapport au monde dans cette situation très spécifique : dès lors plutôt que dire qu’il jouit de la souffrance de l’autre, on peut dire qu’il jouit de l’angoisse de l’autre. Ce qui l’intéresse n’est pas tant de faire souffrir l’autre que de faire ressortir dans les yeux de l’autre la terreur et l’angoisse : à chaque confrontation entre Negan et Rick, la motivation première de Negan est le regard de Rick.
C’est comme si Negan était un personnage un peu absent, un peu vide, un peu handicapé de la vie, sans cette capacité d’amour qu’à Rick. Et dans le système qu’il construit autour de Rick, il arrive à attraper quelque chose en Rick dont il se nourrit mais qu’il n’est pas capable d’éprouver. Rick est quelqu’un de bien, qui fait tout pour que les choses fonctionnent pour les autres. En bon humain et en bon névrosé -car c’est finalement notre condition à tous-, il est empêché, il est ennuyé, il est culpabilisé, il est manquant, il est un peu raté… Il est comme nous tous. Negan n’a pas ce problème : il sait toujours ce qu’il faut faire, il n’est jamais culpabilisé, il n’est pas empêché, il ne s’interroge pas sur ce qu’il se passe. Il n’est pas humain d’une certaine manière : il se place uniquement dans un rapport à une loi qu’il fait fonctionner. Il vient uniquement pointer chez l’autre ce qui est défaillant et il vient "boucher le trou" en disant que la Loi est celle-là.
La dimension du rapport homosexuel entre Rick et Negan est très intéressante. Attention, je ne parle pas ici d’homosexualité par le prisme de la pratique sexuelle. Il y a quelque chose d’identique chez eux qui les fascinent mutuellement : ils se reconnaissent l’un dans l’autre. Il y a une sorte d’attirance forcenée. Et ce que chacun recherche en l’autre, c’est soi. Il y a une sorte de regard en miroir, qui est caractéristique de certaines relations homosexuelles, qui relève de l’interrogation sur soi et de trouver chez l’autre une partie de soi. Negan est un personnage vide, il n’a pas de questionnements, il n’invente pas le monde mais se met comme un objet noir au service du système qui l’emploie. Rick, lui, est dans une quête pour trouver sa place dans le monde, sa place vis-à-vis de ses enfants. Sa quête est fascinée par Negan : à tort, il croit que ce dernier a la solution. Et c’est ce qui nous fascine tous chez les pervers : on n’y arrive pas ou mal, on fait ce qu’on peut… Et tout à coup débarque quelqu’un qui a la solution, même si elle est vide.
"Mourir maintenant si vous ne m’obéissez pas, ou mourir plus tard si vous m’obéissez"
Negan propose une loi horrible, terrible, qui répond parfaitement au monde tel qu’il est mis en scène dans la série : une loi où la seule issue est la mort. Schématiquement, on peut la résumer ainsi : "Mourir maintenant si vous ne m’obéissez pas, ou mourir plus tard si vous m’obéissez. Mais dans les deux cas, la mort est l’issue. La seule solution pour gagner du temps est de m’obéir et de faire ce que JE vous dis". Negan se met donc au service d’une loi inhumaine et morbide, la Loi de la Mort. Normalement dans l’histoire de l’humanité, la loi est liée à la transcendance, elle dépend de Dieu, du moins d’une entité au-dessus de nous qui sait et nous dit comment vivre. Au fur et à mesure, l’idée est venue que Dieu était bon, que nous étions à son image, qu’il était là pour nous punir mais en même temps nous aider. Cette loi est donc divine et cherche à nous élever. Au XVIIIe siècle, cette idée de Dieu a peu à peu été remplacée par l’idée du Bien, et la loi est devenue un cadre pour vivre ensemble décidé par les hommes.
Negan, lui, amène une loi qui n’est pas de cet ordre. C’est une loi qui s’apparente à celle des régimes autoritaires et dictatoriaux. C’est la loi des Nazis d’une certaine façon : la solution finale a été une loi mortifère imposée, organisée et appliquée de manière froide et scientifique, qui n’avait pas de justification autre que son propre énoncé. On retrouve dans le rapport entre Negan et Rick quelque chose de cette folie qui s’empare parfois des sociétés humaines, que ce soit chez Pol Pot, Staline ou Hitler : à un moment donné, la loi paraît inévitable. Soit on accepte, soit on meurt. Et si on accepte, on mourra de toute façon. C’est exactement ce que disaient les Nazis aux Juifs. Dès lors, Rick est coincé dans une situation invraisemblable : il sait qu’il va perdre mais il se met au service de cette loi qui le tue. Avant l’épisode 8, ses compagnons tentent de lui demander de réagir, mais lui explique qu’il n’y a pas d’autre solution. Il s’est mis au service de cette folie, de cet ordre dont on ne sait pas trop à quoi il sert… tout comme Negan, finalement. Negan qui, dans ce monde apocalyptique, a tout lieu d’expliquer que c’est la seule et unique solution.
"C’est comme ça parce que c’est comme ça": la négation de la condition humaine
Negan ne propose pas d’alternative. Il impose une loi qu’il a choisie de servir. Il édicte qu’il n’y a pas d’autre solution qu’être au service de cette loi, dont il ne veut rien savoir d’ailleurs. S’il fallait trouver un équivalent de Negan, ce serait probablement Adolf Eichmann, responsable de la logistique des camps de concentration. Le responsable d’un camp de concentration, c’est quelqu’un qui explique qu’il n’y a pas d’autres solutions : lui est confronté à des problèmes techniques, il doit faire en sorte que ça fonctionne, sans s’interroger sur la finalité de la chose. Et surtout, il arrive à expliquer à la victime que c’est elle qui est responsable de la Loi et qui a la responsabilité de la faire fonctionner.
C’est ce que Negan fait avec Rick : il réussit ce tour de force extraordinaire, qui consiste à victimiser Rick et à lui faire accepter que se mettre au service de la Loi est inévitable et que si quelque chose ne fonctionne pas, c’est de sa faute. Il fait de la victime le propre responsable de sa non-obéissance éventuelle à la Loi. C’est un système fou. Je reprends cet exemple car il illustre parfaitement cela : les Nazis étaient très peu nombreux dans les camps de concentration, et ils avaient réussi à contraindre des Juifs pour faire fonctionner les fours crématoires avec comme horizon la chance de pouvoir vivre quelques mois de plus… Comme le fait Negan. Tout ça n’a pas d’autre but que de satisfaire un objectif mortifère. Ce n’est pas une étape intermédiaire en attendant du mieux ensuite : le but est la disparition du genre humain. Ce que propose Negan est une loi antihumaine. Elle est plus du côté des morts-vivants que de la loi humaine.
Negan n’a pas les possibilités psychiques d’envisager cette question : il est le serviteur de cette loi sans rien vouloir en savoir d’autre. Qu’on fait les dignitaires nazis une fois arrêtés ? Ils n’ont pas été comme Rick à culpabiliser ou à s’excuser ou à accepter leur crime. Ils n’ont fait que répéter qu’ils n’étaient pas fautifs, qu’ils n’étaient qu’un petit rouage dans le système d’une loi qu’ils n’ont pas conçue et qu’il fallait bien servir, qu’ils étaient confrontés à des problèmes techniques complexes et qu’ils n’étaient au final que des victimes du système… La psychologie de Negan est la même que celle d’Himmler, Eichmann ou Hitler : des gens creux qui n’ont aucune histoire, qui relèvent d’une normalité effrayante et qui n’ont rien d’autre qu’une volonté de vengeance d’une existence qu’ils ont râtée.
Rick a au moins l’idée d’un idéal. Negan ne pense rien. Et c’est grâce à cela qu’il peut mettre en place des solutions "fantastiques", parce qu’absolument folles, en refusant de voir la folie de ce qu’il met en place. Il sait que cette solution est bonne. Il ne sait pas pourquoi, mais il sait qu’elle est bonne. "C’est comme ça parce que c’est comme ça". Quand on commence à s’inscrire dans un rouage de ce type, c’est le début de la négation de la condition humaine. Essayer de résoudre la question humaine par une solution technique -qu’elle soit médicale, psychiatrique, financière, technologique, industrielle…-, c’est toujours mortifère. C’est céder sur l’humain pour mettre la machine au centre. Or la machine n’a pas d’autre logique que celle que lui a insufflée l’Homme, elle ne fonctionne que pour elle-même.
"Je suis Negan"
Dans l’épisode 3, il y a cette scène dans laquelle Negan demande à Daryl de se soumettre en acceptant de dire "Je suis Negan", ce que ce dernier refuse. Il y a alors cette séquence fantastique, très pédagogique, dans laquelle Negan se retrouve entouré de ses hommes et fait dire à chacun à tour de rôle "Je suis Negan". Tout le monde vient se souder autour de l’image du leader, du chef, du Führer même. Nous sommes tous une seule et même image et un seul et même corps, nous disparaissons en tant qu’individu derrière le leader qui devient celui nous représente tous et celui dans lequel on se reconnaît tous.
C’est un phénomène qui a été décrit dans les années 30 par Freud, dans son analyse des foules où il a essayé de comprendre ce moment particulier qu’il attribue à l’Armée ou à l’Eglise, mais qui est aussi déclinable sur les régimes totalitaires, où quelque chose de l’individu dans la foule disparaît pour se transférer sur le leader. Le chef devient celui qui représente mais aussi incarne la foule. Tout le monde se reconnaît en lui et tout le monde devient lui. C’est vraiment une scène de psychologique appliquée, à travers cette disparition des individualités pour une sorte de fusion ou de messe dans laquelle tout le monde communique dans l’image du leader. Le Leader est à la fois tout et le seul.
"Dans le cadre de la perversion, il faut une théâtralisation de l’acte, de la mise en scène"
Il y a chez Negan la dimension de la scène. C’est une dimension très importante dans le cadre de la perversion, pour laquelle il faut une théâtralisation de l’acte, de la mise en scène. C’est ce qu’il se passe dans la scène de l’exécution en fin de saison 6 / début de saison 7 à la lumière des phares : le regard des autres est nécessaire, comme dans un rite. Il y a quelque chose qui vient consacrer la situation. Il y a probablement un rapport à Dieu, à la Loi au-dessus, car c’est vraiment une cérémonie païenne faite vers le ciel. Cette théâtralisation doit s’inscrire dans une recherche de la terreur et de l’angoisse, avec un déroulement qui doit maintenir la tension entre celui qui souffre et celui qui assène la souffrance.
Comme la situation ne relève pas d’une vérité philosophique et indiscutable, la mise en scène est indispensable pour donner du sens et un cadre à la situation. C’est pour cette raison que Negan ne parle généralement à ses victimes qu’entouré de ses hommes pour mettre en scène sa parole, qui n’existe que dans ce cadre. Il n’y a pas de vérité en dehors de ces moments, il n’y a rien qui existe en dehors de ces artifices de pouvoir. La mise en scène vient instaurer la terreur mais sert surtout à tenir le dispositif. La théâtralité joue vraiment un rôle dans la question perverse.
Il est intéressant de noter par ailleurs que la série propose de nombreuses références à la Bible, parfois discrètes, et parfois très évidentes. L’exécution à la lumière des phares, devant tout le groupe, où Negan demande à Rick de couper le bras de son fils avant d’arrêter son geste, c’est exactement la configuration du sacrifice d’Isaac dans la Bible, qui manque d’être sacrifié par Abraham à la demande de Dieu avant que ce dernier n’arrête le geste du père et lui propose désormais de sacrifier un bélier : c’est le moment particulier dans l’Histoire du monde où l’on a cessé à faire des sacrifices humains et utilisé des animaux pour faire office d’hommes. Cette scène entre Negan, Rick et son fils déconstruit quelque part le sacrifice d’Abraham : il y a eu exécution de deux compagnons de Rick, et Negan vient faire preuve de sa toute-puissance pour asservir Rick en lui montrant qu’il pourrait tuer son fils à moins qu’il ne se soumette à cette loi. C’est une sorte de retour à la période située avant la tradition judéo-chrétienne, à quelque chose situé dans "l’avant", en amont de la création du monde tel que nous le connaissons. The Walking Dead raconte une histoire après le monde, en déconstruisant la loi pour la ramener à un moment avant le monde.
Un monstre... mais un Homme
Negan est un monstre, mais c’est aussi un Homme. Quand Hannah Arendt a analysé le procès d’Adolf Eichmann dans les années 60, elle est arrivée à la conclusion que les tortionnaires sont des gens dramatiquement humains. Ces grands massacres perpétrés durant le XXe siècle nous concernent en tant qu’humains : ce ne sont pas des choses hors du monde. On pourrait se dire, comme beaucoup de spectateurs sans doute, que Negan est extraordinaire parce que charismatique et extravagant. Mais d’un autre côté c’est un personnage extrêmement normal. Il ne s’agit pas de faire de la monstruosité une typicité hors du monde : ce n’est pas un monstre dans le sens où c’est une chimère ou un diable. Il fait partie de notre monde. Il est extrêmement normal. C’est un type comme vous et moi. C’est la monstruosité en chacun de nous, exprimée de manière fantastique car désinhibée et pas prise dans la culpabilité et la question humaine. Le Nazi ou Negan, c’est mon frère. Et c’est ça qui est angoissant.
On ne peut pas se dédouaner de cela en les rangeant dans les cases "pervers narcissique", "malade mental" ou "monstre". Comme Negan, on peut tous à un moment basculer et dire qu’il n’y a pas d’autre solution que servir la Loi. Nous sommes tous plus ou moins pris dans cette question. Negan est très important car il vient représenter une partie de notre condition humaine. Dès lors, son utilisation de la batte est pour lui une manière de dissocier les choses : il cherche à projeter sur l’autre une partie de la situation dramatique. C’est le degré zéro de la culpabilité en quelque sorte : je vous frappe, mais ce n’est pas moi qui vous frappe mais ma main ! C’est le premier degré possible pour imaginer quelque chose de l’ordre de la dissociation de la personne : ce n’est pas moi mais l’autre, ma main, ma batte… C’est une manière pour lui d’être dans le déni, en replaçant la faute sur sa batte et surtout sur celui qui n’a pas obéi à la Loi. Avec Negan, jamais il est question d’une subjectivation, c'est-à-dire la capacité de dire "Je". Ne serait-ce que sur un mode de culpabilité. Rick dit "Je" tout le temps. Negan ne dit jamais "Je", il dit toujours "Il faut". Et lui n’existe jamais dans ce système : dès qu’il comment un acte, il se retourne vers l’autre et lui rejette la culpabilité de la situation en blâmant sa non-obéissance à la Loi. Il y a quelque chose de fou dans ce système, et en même temps d’incroyablement humain.
La Loi de Negan, la Loi du Marché
Pourquoi cette série a-t-elle autant de succès et pourquoi un personnage comme Negan fascine autant ? En psychanalyse, nous nous intéressons à la manière dont la société bouge. Dans la période actuelle, on sent qu’il y a quelque chose qui se modifie dans le lien social, le rapport à la loi. Il y a encore quelques années, il y avait des principes et traditions hérités d’un patrimoine culturel, historique et religieux, qui permettaient de comprendre où se situent le Bien et le Mal. Progressivement, quelque chose s’est amendé dans ce rapport à la loi du "vivre ensemble" et est apparue une loi plus brutale, la loi du marché, de l’argent, de la finance. Comme la loi que sert Negan, elle est complètement auto-alimentée : elle n’a pas d’autre but que de satisfaire son propre fonctionnement.
Quand des gens dans une situation difficile ne peuvent nourrir leur famille qu’avec des produits fabriqués ailleurs, alors que ces produits étaient fabriqués par eux-mêmes avant, et que des spécialistes leur expliquent que la loi du marché fonctionne ainsi, cela provoque chez eux un sentiment de profonde inexistence. Le monde dans lequel ils avaient des valeurs a disparu, et eux se retrouvent totalement désemparés. On leur explique de plus qu’ils doivent participer au système, et on les convoque à des élections en leur disant qu’ils ont le pouvoir alors qu’ils savent très bien qu’ils ne l’ont pas… Ils voient qu’ils sont le jouet de systèmes qui leur échappent complètement.
Il y a sans doute quelque chose dans la fascination des spectateurs pour la série et pour le couple Rick / Negan qui tient à cette condition. Tous deux expriment cet impossible auquel nous sommes tous confrontés : une loi dure et rigide acceptée par tous sans trop savoir ce qu’elle nous propose, et qui soumet des gens pauvres, des gens qui aimeraient travailler mais qui ne trouvent pas, des gens immensément riches, des gens qui craquent à force de trop travailler… Un système qui conduit à la dislocation du lien social. Cette situation de fin du monde est probablement en rapport avec ce que nous vivons, confrontés à un système dont ils ne peuvent pas sortir et qui sont destinés peut-être pas à devenir des zombies mais des gens acculés à faire fonctionner un système qui les objective. C’est ce qu’essayent de dire les compagnons de Rick : on ne peut pas fonctionner dans un monde dont le but est simplement de faire fonctionner ce monde en attendant la mort. The Walking Dead raconte, selon moi, quelque chose en lien avec cet état du monde, notre impuissance face aux valeurs qu’on nous impose et explique toute la journée.
"Boiter n'est pas pêcher"
On peut essayer de s’intéresser à la psychologie de Negan, mais la psychologie a tendance à essayer de fournir des explications que l’on devrait analyser de manière structurelle ou philosophique. Negan est la représentation du Mal : son visage importe peu, l’important est la manière dont il fonctionne dans le système qu’il met en place. C’est la même chose pour Rick : au-delà des aléas de son parcours, c’est sa position par rapport aux événements qui est importante. Ce n’est pas la biographie du personnage qui peut nous renseigner le mieux : l’essentiel relève d’une dimension structurelle et de la position que l’on choisit d’adopter par rapport à une situation et une action.
Le but n’est pas l’étalage des événements, mais la manifestation du sujet. Le fait de pouvoir dire "Je". Et dire "Je", c’est tout ce que Negan ne fait jamais. Il y a quelque chose dans la vie de Negan qui est un rabaissement de la question humaine. Oui, il a eu une femme. Oui, il a souffert comme les autres. Mais ce qu’il met en place est plus intéressant selon moi que son itinéraire personnel. Et on ne peut pas empêcher une fascination pour ce type de personnages : nous, humains nevrosés, si on pouvait trouver quelqu’un qui a la solution… Or la solution, c’est d’assumer nos vies, de trouver notre place et d’assumer nos positions, même si elles sont inévitablement un peu branlantes. Il faut assumer le fait que la vie est par définition boiteuse. Un livre de Freud se termine par cette phrase magnifique "Boiter n’est pas pêcher".
The Walking Dead saison 7 revient le 12 février sur AMC et le 13 sur OCS