Après trois jours consécutifs de fête se déroulant au douzième étage du luxueux hôtel Saint Francis de San Francisco, une jeune starlette de cinéma du nom de Virginia Rappe est retrouvée presque mourante dans la suite n°1221 le 5 septembre 1921; chambre alors occupée par Roscoe "Fatty" Arbuckle, gloire du cinéma muet. Victime d'une perforation intestinale à la suite d'une violence indéterminée, elle succomba à ses blessures d'une péritonite le 10 septembre, à l'âge de 30 ans.
Commença alors "l'affaire Roscoe Arbuckle", première de ce que l'on appellera les grands scandales hollywoodiens. Affaire dont les tabloïds s'emparèrent durant plusieurs mois en livrant de nombreux détails sordides, lui donnant un tel retentissement que l'industrie cinématographique hollywoodienne, horrifiée par l'étalage au grand jour de ses moeurs dissolues, décida à sa suite d'adopter un code de bonne conduite destiné à moraliser la profession et la productions des films, qui deviendra le fameux code Hays.
Des débuts modestes à la gloire du cinéma muet
Ayant grandi au milieu d'une fratrie de neuf enfants et élevé par un père violent, Roscoe Arbuckle se voit dès l'enfance affublé du surnom de "Fatty", en raison de son poids hors-norme dès la naissance. Installé avec sa famille à Santa Ana en Californie, Roscoe se révèle doué pour le chant, et va gagner un concours qui va lui mettre le pied à l'étrier au début du vingtième siècle. Il est engagé par David Mann, tourneur de théâtre forain, et devient artiste, en chantant et jouant la comédie dans divers théâtres. Repéré par le producteur Mack Sennett en 1913, séduit par la silhouette rondouillarde et bonhomme d'Arbuckle, celui-ci l'engage rapidement, et le fait tourner dans des dizaines de petits films burlesques par an, à une époque où le cinéma burlesque justement n'est pas encore considéré comme un art à part entière.
Gravissant les échelons, de ses débuts avec les Keystone Cops aux collaborations avec Mabel Normand dans Les Flirts de Fatty, Charlie Chaplin dans Charlot & Fatty font la bombe, Buster Keaton dans Fatty Boucher, ses talents naturels, son esprit joyeux et sa popularité de bouffon de l'écran font merveilles auprès du public, tout en faisant de lui un homme riche. La signature d'un contrat avec le producteur Joseph Schenck lui assurant le contrôle du " département burlesque " au sein de la Comique Film Corporation, il gagne 1 000 $ par jour, plus 25 % des bénéfices et l’entier contrôle de ses films. En 1921, il est le premier acteur à signer un contrat atteignant la somme symbolique de 1000000 $ annuel, avec la Paramount.
Trois jours de fête qui tournent mal
Pour le week end du Labor Day, férié aux Etats-Unis (premier lundi de septembre), et célébrer la signature de son contrat avec la Paramount, Roscoe "Fatty" Arbuckle, accompagné de deux amis Lowell Sherman et Fred Fischbach ainsi que de deux Showgirls, décide de prendre la route sur 700 km, pour aller fêter ça à San Francisco à l'hôtel Saint Francis. Prenant possession de leurs chambres au 12e étage, Roscoe en profite pour passer un coup de fil à son Bootlegger pour lui fournir une énorme quantité d'alcool, qui coulera à flot parmi les convives, alors même que l'on est en pleine période de Prohibition.
Parmi les invités, Virginia Rappe, une jeune starlette de cinéma ainsi que plusieurs autres acteurs, producteurs, showgirls et showmans. Virginia Rappe arrive avec Al Semnacher, son manager, et Maud Delmont, surnommée Bambina. Présentée comme sa chaperonne, elle traîne une mauvaise réputation. Elle serait ni plus ni moins qu'un maitre chanteur professionnel, déjà condamnée pour extorsion...
Il y a deux versions expliquant la présence de Virginia Rappe à cette fête furieuse, le 5 septembre. La première est que Fred Fischbach rencontre fortuitement dans le hall de l'hôtel un ami, Ira Fortlouis. Il est en compagnie de Virginia Rappe, Al Semnacher, son agent et Maude Delmont. Frischback les invite à se joindre à eux. La seconde fait état du fait que Roscoe Arbuckle connaît Virginia Rappe et Ira Fortlouis, et lance lui-même l'invitation. Cette deuxième version est contredite par les déclarations d'Arbuckle lors de son procès.
Au matin du lundi 5 septembre, la fête bat son plein. Les convives sont ivres, tandis que Fatty accueille les nouveaux arrivants en pyjama et robe de chambre. Bien que le nombre de convives ne soit pas exactement connu, on évoque jusqu'à une cinquantaine d'invités allant et venant. Il se retire vers 15h dans sa chambre, prétextant devoir s'habiller pour rendre visite à un ami. C'est là que les récits divergent...
Le drame
Selon Maud Delmont, celle-ci aurait vu Arbuckle traîner Virginia Rappe, ivre, dans sa chambre, en lâchant devant les convives un "j'ai attendu ça pendant longtemps !" Toujours selon elle, les invités auraient entendu quelques minutes après les hurlements de Rappe venant de la chambre voisine. Roscoe Arbuckle aurait entraîné Virginia Rappe dans sa chambre dans l'intention de la violer. Vingt-cinq témoins affirment l'avoir vu la suivre et qu'elle semblait d'abord consentante pour un rapport sexuel. Elle serait ensuite devenue « hystérique » et aurait finalement opposé une vive résistance à Roscoe Arbuckle sans pouvoir l'empêcher de poursuivre le rapport sexuel forcé et violent.
La version d'Arbuckle est évidemment toute autre. Selon lui, lorsqu'il se retira dans sa chambre pour se changer, il trouve Rappe en train de vomir dans sa salle de bain. L'aidant à se nettoyer, il l'allongea sur le lit pour qu'elle se repose. Pensant qu'elle s'était juste intoxiquée avec la grande quantité d'alcool, il la laissa et rejoignit la fête. Quand il retourna dans la chambre quelques minutes plus tard, il trouva Rappe allongée sur le sol. Après l'avoir remise au lit, il quitta la chambre pour aller chercher de l'aide.
Lorsque les autres convives entrèrent finalement dans la chambre, ils trouvèrent Virginia Rappe en train de hurler, arrachant ses vêtements et se roulant à terre, apparemment en proie à de violentes douleurs abdominales. lls tentent de la calmer, lui font prendre un bain glacé, appliquent de la glace sur son corps. Finalement, la direction de l'hôtel est prévenue, tandis que Rappe est conduite dans une chambre voisine. Le docteur de l'hôtel est appelé en urgence : il lui pose un cathéter et la met sous morphine, tandis que Maud Delmont lui déclare que Rappe n'a pas uriné depuis plusieurs jours.
Tandis que Fatty, Fred Fischbach et Lowell Sherman repartent à Los Angeles le mardi matin, Virginia Rappe reste à l'hôtel, alitée. Son état empirant, elle est transférée au sanatorium de Wakefield le jeudi, avant de mourir dès le lendemain après avoir sombrée dans le coma. Son autopsie révéla qu'elle souffrait d'une crise de péritonite aiguë suivie de perforation intestinale, cette inflammation étant due à l'éclatement de sa vessie attribuée selon les experts soit à la syphilis dont était atteinte la jeune femme, soit à une tentative d'avortement ou au rapport sexuel forcé et violent imposé par Roscoe Arbuckle. D'autres arguments font état de plusieurs avortements pratiqués, dont un peu avant de rejoindre la Party organisée par Arbuckle.
Les procès
Dès le lendemain de la mort de l'actrice, la presse à scandales se déchaîna. Dans son ouvrage culte Hollywood Babylone, parfois nettement sujet à caution d'ailleurs, Kenneth Anger raconte ainsi ce déchaînement : "les rumeurs d'un viol monstrueusement contre-nature se mirent à circuler. Arbuckle, furieux de son impuissance éthylique, avait labouré Virginia à l'aide d'une bouteille de Coca-Cola, ou d'une bouteille de champagne, puis avait recommencé avec un morceau de glace coupant... Ou, n'était-il pas de notoriété publique qu'Arbuckle était doté d'attributs particulièrement généreux ?... Ou, Virginia ne s'était-elle pas tout simplement retrouvée broyée sous les cent trente kilos d'un Fatty lancé en saut de l'ange ? Un éditorial du San Francisco Examiner titra : "Hollywood doit cesser d'utiliser San Francisco comme une poubelle". [...] Les églises de San Francisco appelèrent au châtiment du "détraqué assoiffé de sexe" qui avait choisi la ville respectable de San Francisco pour y organiser ses "honteuses bacchanales".
Le 17 septembre 1921, Roscoe "Fatty" Arbuckle est arrêté. Les Charges sont lourdes : homicide volontaire. Le 28 septembre le juge Sylvain J. Lazarus, estimant que les preuves retenues contre Roscoe Arbuckle sont insuffisantes, transforme la charge d'homicide en homicide involontaire et Roscoe Arbuckle est libéré le 29 après paiement d'une caution de 5000 $. Il se présente libre à l'audience du premier procès qui débute le lundi 14 novembre 1921.
Après de nombreux témoignages contradictoires et 43 heures de délibération, le Jury se prononca en faveur d'un acquittement par dix voix contre deux. Le procès fut annulé le 4 décembre, et devait être rejugé. Le Jury d'un second procès, qui se tient le 9 janvier 1922, statua pour une condamnation à dix voix pour la culpabilité contre deux pour l'acquittement : le procès fut à son tour annulé. Libéré sous caution, Fatty fut obligé de vendre sa maison de Los Angeles ainsi que sa collection de voitures de luxe pour payer ses frais d'avocat. Les jurés d'un 3e procès rendent en six minutes leur verdict le 12 avril 1922 : Fatty est acquitté.
Arbuckle ne fut condamné qu'à une amende de 500 $ pour avoir consommé illégalement de l'alcool en temps de prohibition. Sur les marches du tribunal, il déclara : "c'est le moment le plus solennel de ma vie. Face aux accusations odieuses dont j'ai fait l'objet, mon innocence est établie. J'éprouve une profonde reconnaissance envers mes semblables. J'ai consacré ma vie à la réalisation de films sains pour le bonheur des enfants. Je ferai de mon mieux pour me rendre plus utile, afin que mon art apporte davantage". Déclaré innocent certes, mais totalement ruiné par les trois procès.
La descente aux enfers
Williams Hays, président de la nouvellement créée Motion Picture Producers and Distributors of America, bien décidée à recadrer les moeurs dissolues des artistes d'Hollywood depuis l'éclatement du scandale, prend une décision fatale pour Arbuckle, le 18 avril 1922 : toutes les projections et toutes les réservations des films d'Arbuckle sont annulées. Arbuckle libre et déclaré innocent, peut-être; mais certainement pas pardonné. La Paramount met fin au contrat de un million de dollar par an d'Arbuckle. Ses films inédits sont jetés, faisant perdre à la société de production un million de dollars.
A l'annonce de la levée de l'interdiction le 20 décembre 1922, le scandale est si énorme que Roscoe Arbuckle n'est pas autorisé à jouer dans des films pour les dix prochaines années. Mis au ban des acteurs, Buster Keaton lui suggère alors de changer de nom pour prendre celui de William Goodrich, qui est le nom de son père.
De 1927 à 1930, Roscoe Arbuckle s'éloigne du cinéma. Il remonte sur les planches au printemps 1927 et entame une tournée à travers les États-Unis. Il a d'ailleurs occasionnellement des problèmes lors de manifestations d'hostilité liée à l'affaire Arbuckle. Il réalise également entre 1925 et 1932 une cinquantaine de courts-métrages. Il rachète aussi un cabaret, The Plantation, dans la banlieue de Los Angeles, mais on est encore sous la période de la prohibition.
En 1930, il tente un comeback à Hollywood et réalise une trentaine de courts-métrages, aux succès modestes. C'est avant tout un travail alimentaire. En 1932, Arbuckle signe un contrat avec la Warner Bros. pour être la vedette, sous son propre nom, d'une série de six courts métrages produits par la Vitaphone. Il y renoue avec la comédie. Le troisième de la série sort le 24 juin 1933. Devant le succès de ses trois premiers films et le tournage des trois suivants terminé, la Warner signe un contrat sur un long métrage. Le soir même, Roscoe Arbuckle est victime d'une crise cardiaque et s'éteint dans la nuit du 29 juin 1933, à l'âge de 46 ans, sans jamais avoir retrouvé sa gloire passée. Un acteur déchu, dont le nom est à jamais synonyme de scandale.