Avec La La Land, Damien Chazelle rendait hommage à la comédie musicale et remportait six Oscars dont celui de la Meilleure Réalisation dont il est toujours le plus jeune lauréat, car récompensé à l'âge de 32 ans et 38 jours. Dans Babylon, il ne s'attaque plus à l'un des plus célèbres genres du cinéma hollywoodien, mais à Hollywood tout court.
Et plus précisément ce moment où l'Usine à Rêves a basculé du muet vers le parlant, à la fin des années 20. Une véritable révolution du médium qui a également signé la fin de bon nombre de carrières, pour des raisons diverses et variées, comme le long métrage porté par Brad Pitt et Margot Robbie nous le montre pendant un peu plus de trois heures.
Une véritable fresque qui nous emmène jusqu'au début des années 50 et à la sortie de Chantons sous la pluie, dont Babylon se veut être une version plus réaliste et désenchantée. Mais pas moins folle, à l'image de ces soirées dantesques et orgiaques, dont celle qui ouvre le long métrage et nous plonge immédiatement dans le bain de champagne que Damien Chazelle nous a fait couler.
Citant ouvertement le chef-d'œuvre de Gene Kelly et Stanley Donen, jusque dans ses dialogues et situations, Babylon rappelle aussi le Once Upon a Time… in Hollywood de Quentin Tarantino (pour ses acteurs et cette idée de fin d'une époque), Le Loup de Wall Street, pour la folie de certaines séquences ou la durée de l'ensemble, ou encore l'aspect choral de Boogie Nights.
Car Damien Chazelle suit ici quatre personnages : une star au sommet (Brad Pitt), une autre qui s'apprête à gravir les échelons hollywoodiens (Margot Robbie), un homme à tout faire (Diego Calva) et un musicien (Jovan Adepo). Une histoire d'ascension et de chute à quatre voix, dense où il est question, comme souvent chez Chazelle, de souffrir pour son art, et qui s'inscrit pleinement dans la lignée de ces films sur des moments clés du cinéma.
Chantons sous la pluie (1952)
Babylon aurait-il vu le jour sans Chantons sous la pluie ? Il est certes difficile de refaire l'histoire, même celle du cinéma. Mais il est certain que Damien Chazelle aurait dû se trouver une autre référence sans le chef-d'œuvre de Gene Kelly et Stanley Donen, l'un des plus grands films de tous les temps. Rien que ça.
Soixante-dix ans après sa sortie, le long métrage n'accuse pas la moindre ride et reste l'un des exemples les plus frappants de la manière dont les planètes peuvent s'aligner autour d'un projet. Conjugant le talent XXL de Gene Kelly à la précision de Stanley Donen, son coréalisateur, il bénéficie également de l'énergie burlesque de Donald O'Connor et de l'espièglerie de Debbie Reynolds.
Et reste, aujourd'hui encore, l'un des meilleurs films sur l'Histoire du Cinéma. Si ce n'est le meilleur. Évidemment, sa vision du passage du muet au parlant s'inscrit davantage dans le faste des comédies musicales de l'époque (nées, pour la plupart, dans les studios de la MGM) que dans un certain réalisme, et beaucoup de carrières ont été brisées par cette révolution.
Pas seulement celles de voix de crécelles comme celle de Lina Lamont (Jean Hagen), puisqu'on retrouve un certain John Gilbert, acteur ayant aussi bien inspiré le personnage de Brad Pitt dans Babylon que ce script. Se moquant du fonctionnement des studios tout autant que de l'amour du héros envers lui-même, lorsqu'il réécrit sa propre légende, Chantons sous la pluie amuse autant qu'il enchante, et se revoit à n'importe quelle occasion.
Et les différentes légendes qui entourent sa conception (non, il n'y avait pas de lait dans l'eau pour tourner la scène iconique !) sont un exemple de plus de son aura, qui rejaillit jusque sur Babylon. Ou The Artist.
The Artist (2011)
La question est la même que pour Babylon : que doit The Artist à Chantons sous la pluie ? Beaucoup de choses, à commencer par son contexte, certaines séquence musicales ou encore la performance d'un Jean Dujardin oscarisé pour l'occasion, et à qui nous avons découvert des airs de Gene Kelly dans cet opus.
Mais pouvait-il en être autrement ? Un cinéaste aussi cinéphile que Michel Hazanavicius pouvait-il ne pas être tenté de revisiter le plus grand des films sur le 7ème Art ? Sorti de deux OSS 117, le metteur en scène procède de la même manière et décide de revenir sur le passage du muet au parlant… avec les moyens de l'époque.
Sans le pastiche, qui n'intervient qu'à des rares moments (lorsqu'un son déchire le silence par exemple) dans l'histoire de George Valentin, star que cette révolution va pousser sur la pente descendante, où il croisera une Peppy Miller (Bérénice Bejo) en pleine ascension. Et comme dans Chantons sous la pluie, le salut de sa carrière à lui et de leur histoire d'amour passera par la musique et la danse.
Une comédie muette et parfois musicale dans laquelle Michel Hazanavicius déclare sa flamme au cinéma hollywoodien classique sans l'ironie et le second degré de ses OSS (que l'on retrouvera davantage dans Le Redoutable, son biopic pourtant jamais moqueur sur Jean-Luc Godard). Un pari fou qui a tapé dans l'œil de l'Académie, qui n'aime jamais autant les films qui parlent de cinéma, et lui a remis cinq Oscars en 2012, année des 60 ans de Chantons sous la pluie, son modèle avoué.
Once Upon a Time… in Hollywood (2019)
Sans aucun doute l'autre grand film sur le cinéma auquel on pense devant Babylon. Pas parce qu'il se penche sur la même période, mais à cause de son casting, Brad Pitt et Margot Robbie ayant également joué dans le film de Quentin Tarantino, situé en 1969.
Notre ressenti aurait-il été différent si le réalisateur de La La Land avait retrouvé Emma Stone, initialement engagée pour le rôle de Nellie LaRoy mais qui a dû quitter le navire lorsque les reports de tournage causés par le Covid ont créé des conflits d'emploi du temps ? Nul ne le sait, mais il est vrai qu'un comédien apporte, malgré lui, un peu de ses personnages précédents dans un nouveau projet. Quand celui-ci n'est pas écrit sur mesure pour y faire écho et surfer dessus.
Ce n'est pas le cas de Babylon, mais il est difficile de ne pas songer à Once Upon a Time… in Hollywood, lorsque Margot Robbie regarde l'un de ses propres films à l'écran, ou quand Brad Pitt roule à vive allure, poursuivi par la caméra. Comme le long métrage de Quentin Tarantino, celui de Damien Chazelle évoque également la fin d'une époque : l'année 1969 d'un côté, où les meurtres de Charles Manson et ses disciples vont sonner le glas de l'innocence de la décennie "peace and love", et le passage du muet au parlant de l'autre.
On ressent de la nostalgie chez les deux réalisateurs, mais elle est différente chez Quentin Tarantino. Moins désabusée chez l'auteur de Pulp Fiction, désireux de recréer une époque qu'il a connue très jeune et qu'il voudrait réécrire. Malgré la présence de Sharon Tate (Margot Robbie) ou l'évocation de classiques tels que La Grande évasion, Once Upon a Time… in Hollywood n'a aucune vocation de réalisme.
Comme dans Inglourious Basterds, QT signe une uchronie mélancolique dont le titre évoque le monde des contes et qu'il conclut avec un "Et si… ?" rappelant sa nature de conteur d'histoires. Quitte à prendre quelques libertés pour faire (re)vivre Hollywood à sa manière, dans son film le plus cinéphile.
Boogie Nights (1997)
De bouleversement, il en est aussi question dans Boogie Nights. De sexe, de drogue et d'alcool aussi. Beaucoup. Mais le jazz y est remplacé par le disco, car le second long métrage de Paul Thomas Anderson débute à la fin des années 70. Et dans le monde du porno, où nous suivons l'ascension et la chute de Dirk Diggler (Mark Wahlberg), acteur fictif.
Comme ceux joués par Brad Pitt et Margot Robbie dans Babylon, qui sont inspirés des comédiens ayant existé. Dans le cas de Mark Wahlberg, il s'agit de John C. Holmes. Et si l'on pense au Loup de Wall Street devant le dernier opus de Damien Chazelle, Boogie Nights est très scorsesien dans l'âme également, avec des plans-séquences virtuoses qui rappellent ceux des Affranchis.
Divisé en deux parties, ce récit choral montre l'ascension puis la chute de son héros, et raconte notamment comment l'arrivée des cassettes vidéo a bouleversé l'industrie pornographique, mettant fin à une certaine innocence. Une structure classique que Paul Thomas Anderson reprendra dans There Will Be Blood, et qui s'applique très bien au milieu du cinéma.
La preuve ici ou dans Babylon, où il ne serait pas étonnant d'apprendre que la séquence avec Tobey Maguire a été inspirée par celle avec Alfred Molina dans Boogie Nights. Et si les films sur le cinéma formaient une grande famille, dans laquelle chacun emprunte à l'autre ?