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AlloCiné : Comment J'ai perdu mon corps a-t-il vu le jour ?
Marc du Pontavice : Le film est né de la lecture que j'ai faite en 2010 du roman de Guillaume Laurant, Happy Hand. J'ai été frappé par deux aspects en particulier : d'abord l'idée qu'on puisse incarner une main en en faisant le personnage principal d'un film. Il y avait là pour moi un pari cinématographique, il s'agissait de donner une âme à un personnage qui n'en avait pas sur le papier puisque cette main n'a pas d'yeux, de bouche, … générer de l'empathie chez le spectateur pour ce personnage-là est un pur travail de mise en scène que je trouvais très excitant.
Au-delà du pari formel et artistique, il y avait un sujet que je trouvais puissant. On inverse le point de vue : la main pleure son corps et non l'inverse. On raconte autre chose métaphoriquement. Il me semblait que cette main portait la notion de mémoire, et plus particulièrement celle de l'enfance, et comment la mémoire vous joue des tours, vient frapper à la porte de votre inconscient, comment elle peut être destructrice, créatrice... Je trouvais ça fascinant de raconter la difficulté parfois à gérer sa propre mémoire pour s'en affranchir et devenir adulte. Jérémy [Clapin, le réalisateur, ndlr] a été bien au-delà de toutes mes attentes sur le plan formel et sur celui de la signification parce qu'il est un as de la mise en scène des symboles et de l'émotion. Le film emprunte une trajectoire émotionnelle à laquelle le spectateur ne s'attend pas, il imagine un truc fantastique, un peu geek et tout d'un coup on est dans quelque chose de très intime. C'est ce qu'il y a de très nouveau dans le film, cette capacité de l'animation à traiter un sujet « vraiment » adulte, fouiller l'intime.
Le film débute comme un récit fantastique avant d'emprunter une voie plus intime et poétique. Comment êtes-vous parvenu à mêler les genres ?
Jérémy Clapin : Il y a deux histoires dans ce film, celle de cette main qui part à la recherche de son corps, c'est un parcours physique, semé d'embûches, et celle de Naoufel, à qui la main appartient et qui cherche à se rapprocher de Gabrielle. On a deux histoires qui pourtant en racontent une seule : l'émancipation de Naoufel qui doit faire le deuil de tout un tas de choses. Donc le dispositif générait ce mélange des genres et le légitimait. C'était une veine pour un réalisateur d'aller à fond dans le mélange des genres, qui est rarement réussi au cinéma. La partie avec la main devait être spectaculaire, sensorielle, exacerbée. Et au contraire, quand on est sur Naoufel, il fallait arriver à raconter un quotidien de manière bien plus posée. L'enjeu du film était de faire cohabiter ces deux registres. Montrer l'infiniment petit et l'infiniment grand, la main en confrontation au destin, l'anecdotique face à quelque chose d'écrasant. Le vrai challenge était de faire dialoguer ces deux dimensions.
J'imagine que sa singularité le rend difficile à vendre ?
Marc du Pontavice : Ah oui ça a été très compliqué (rires). Disons les choses honnêtement : personne n'y a cru. Sur le papier, c'était sans doute compliqué de se projeter dans cette histoire. Le film a été produit dans des conditions très inhabituelles : le studio Xilam a financé 50% du budget sur fond propre. C'est très particulier mais on avait une forte conviction et détermination. J'avais très envie que ce genre de films existe. Plus on y travaillait, plus le film s'imposait comme une évidence. J'avais la conviction que le public comprendrait ce processus.
Quelles ont été vos références ?
Jérémy Clapin : Elles sont plutôt à chercher du côté de l’animation japonaise, comme Satoshi Kon. Les Japonais arrivent à filmer le quotidien alors que c’est de l’animation, on n’est pas forcément dans l’ultra-onirisme. Je trouve ça urbain, moderne, poétique. J’ai aussi des références du côté du cinéma live même si je fais de l’animation, comme Rubber de Quentin Dupieux qui filme l’itinéraire d’un pneu ou encore Le Scaphandre et le papillon où on est emprisonné dans un corps et où pourtant le point de vue est très fort.
Comment avez-vous défini l'animation que vous vouliez et comment avez-vous procédé ?
Jérémy Clapin : Je voulais une animation brute et un traitement réaliste des personnages, avec des proportions justes, afin que le spectateur se projette. Je ne voulais pas de design trop stylisé. Les animations réalistes coûtent chères, c’était compliqué de trouver une réponse technique à une ambition graphique assez démesurée. Comme je viens du court, j’ai l’habitude de travailler seul, je connais bien les outils de l’animation et comment les tordre pour arriver à ce que je veux. Là, le procédé a été de tout modéliser en images de synthèse : on a créé un monde virtuel et on y a animé les personnages avant de tout redessiner par-dessus. Pour pouvoir bénéficier de cette technologie qui permet d’avoir un rendu subtil et cinématographique mais de ne pas m’encombrer de l’aspect trop technologique des images de synthèse, je l’abandonne à un moment pour prendre le relais sur le dessin. La combinaison des deux donne une image assez riche. Il a fallu 16 mois de fabrication, ce qui est assez court pour un film d’animation, avec une équipe de 120 personnes environ.
Cannes est devenu un passage obligé pour un film d'animation pour adultes.
Quel est votre regard sur le cinéma d'animation en France ? On a l'impression que l'animation continue d'être considérée comme un genre à part entière, comme la comédie et le drame, au lieu d'une technique.
Marc du Pontavice : Le cinéma d'animation a du mal à exister. Le format américain est extrêmement dominant. Il nous impose à tous de le copier de près ou de loin. On essaie de faire des comédies familiales pour les enfants mais on n'a pas les moyens des Américains. C'est très compliqué d'affronter cette compétition. On tente de trouver des chemins de traverse, de produire des films d'auteur qui parfois trouvent leur chemin mais de plus en plus difficilement parce que les acteurs traditionnels du financement s'intéressent assez peu à l'animation de cinéma d'auteur.
Jérémy Clapin : En France, on veut faire de l’animation mais on ne s'en donne pas les moyens. Aujourd’hui, c’est du côté du court métrage qu’il y a les propositions les plus folles et les plus intéressantes. Dès qu’on passe au long, il y a de l’autocensure vis-à-vis de choses trop audacieuses. On rentre dans une forme d’industrialisation. Au Japon, cette prise de conscience a déjà eu lieu. Pas mal de gens en France attendent derrière J’ai perdu mon corps pour ouvrir une porte. D’autres films l’ont fait pourtant comme Valse avec Bachir mais ce sont souvent des tentatives esseulées et il n’y a pas de continuité. À chaque fois on a l’impression de devoir se réimposer un cahier des charges. En live, on ne s’interdit rien alors pourquoi en animation, on devrait cocher toutes les cases ? On n'arrive pas à assumer des singularités d’auteur dans l’animation alors qu’en prises de vue réelles, c’est l’auteur qui fait la force d’un film. Je pense qu’à un moment il faut laisser faire les artistes.
Marc du Pontavice : De manière générale, le cinéma d'animation occidental s'est enfermé dans les histoires pour enfants contrairement au cinéma japonais. J'espère que le film sera capable d'ouvrir une porte, une envie. Qu'on arrête de dire « c'est vachement bien pour un film d'animation ! ». C'est du cinéma qui utilise un médium technique, celui de l'animation, mais c'est du cinéma. La bande-dessinée dans les années 90 a fait cette révolution, s'est intéressée à l'intime, à l'adulte. Et c'est devenu un pan entier de l'art de la B.D. Cette révolution passe aussi par le fait d'arrêter de considérer l'animation comme un genre. On continue de caractériser un film d'animation par celle-ci au lieu de parler de comédie, de drame, ... C'est très juste. Le film d'animation est considéré comme un genre alors que c'est une technique. Il y a des films politiques, des comédies, … dans l'animation. Il faut arrêter de considérer l'animation comme un cinéma de genre.
Est-ce qu'être reconnu par un festival comme Cannes peut faire bouger les choses ?
Marc du Pontavice : C'est devenu presque indispensable. Cannes est devenu un passage obligé pour un film d'animation pour adultes. C'est une chambre d'écho qui va imprimer l'imaginaire de tout le monde si le film est réussi. On l'a vu en 2016 avec Ma vie de courgette et La Tortue rouge. C'est une typologie de films qui n'est pas spontanément attendue du grand public donc Cannes peut aider. Jusque dans les années 90, l'animation japonaise était très mal vue. Tout d'un coup, avec certains films de Miyazaki et de Takahata, on s'est intéressé à ce cinéma grandiose qui existait pourtant depuis des années. Il y a eu un basculement et j'espère qu'il aura aussi lieu ici.
*Propos recueillis à Cannes le 17 mai 2019