Souvent, pour ne pas dire toujours, la révolution qui s'opère dans l'industrie du jeu se mesure à l'aune des avancées et prouesses technologiques, à l'heure des consoles "Next Gen" et parfois de la surenchère gratuite des productions. En 2010, le Game Director français David Cage posait quant à lui cette révolution en d'autres termes. Et si elle se faisait par l'exploration de nouveaux modes de narrations ? Tel était le pari -réussi- du jeu Heavy Rain.
En octobre 2013, son studio Quantic Dream sortait Beyond : Two Souls. Un titre pensé et conçu comme un Thriller, proposant toujours une expérience située à mi-chemin entre le cinéma et les jeux vidéo, qui mettait en scène deux talents hollywoodiens s'essayant pour la première fois à la Performance Capture : Ellen Page et Willem Dafoe. Le jeu n'a néanmoins pas rencontré le même succès que son prédécesseur.
Personnalité à la fois attachante et clivante, tant chez les joueurs qu'au sein de la profession, David Cage souhaite avant tout et plus que jamais, comme il le dit lui-même, "créer des expériences qui ont du sens", au sein desquelles la quête d'émotions demeure la pierre angulaire de ses oeuvres. Avec Detroit : Become Human, il propulse le spectateur - joueur en 2038, dans un univers peuplé d'androïdes qui ont peu à peu remplacés les humains dans les tâches quotidiennes. Loin de faire l'unanimité, leur présence est même source de conflits et de tensions, jusqu'à ce que la situation ne dégénère pour de bon...
Ci-dessous, la bande-annonce du jeu...
A une semaine de la sortie du titre, nous nous sommes longuement entretenu avec son créateur. Rencontre avec un homme volubile, passionné, et chaleureux.
AlloCiné : Nous sommes à quelques jours de la sortie du jeu. Dans quel état d'esprit êtes-vous ?
David Cage : Je suis avant tout soulagé qu'on ai pu terminer le jeu ! C'était un titre extrêmement ambitieux, long. C'était quatre ans de développement pour 200 personnes. On avait peur de ne pas y arriver tellement le jeu était gros et complexe. C'est aussi beaucoup d'impatience. C'est un jeu qui fait une proposition assez différente, avec des embranchements narratifs particulièrement denses, où l'on voulait donner au joueur le contrôle de son histoire. C'est un jeu qui renferme beaucoup de paris technologiques, conceptuels aussi. Mais surtout, on a voulu créer une expérience qui soit porteuse de sens, qui fasse écho à des événements du monde réel. Pour toutes ces raisons là, on espère que les joueurs vont aimer; on est impatients d'avoir leurs retours. Il y a aussi une certaine nervosité, forcément, on espère que le jeu sera bien accueilli; on a passé 4 ans de nos vies dessus !
Avant de développer sur "Detroit : Become Human", une question post-mortem à propos de votre précédent jeu, "Beyond Two Souls". Avec le recul, qu'est-ce qui a bien fonctionné et moins bien fonctionné ?
Le jeu a moins bien fonctionné qu'Heavy Rain même s'il a été rentable, on reste très fier de ce jeu. Il a clairement touché moins de monde qu'Heavy Rain, mais on a le sentiment que c'est un jeu qui a au final touché plus profondément les gens. Je rencontre régulièrement des personnes, ou on reçoit pas mal de messages à propos du jeu, qui nous racontent avoir vécu une expérience très personnelle, qui faisait écho à des situations émotionnelles qu'elles avaient vécues. C'est sans doute un jeu plus intimiste. On est aussi sorti en 2013, une semaine avant GTA, une semaine après la Playstation 4; ce n'était peut-être pas le jeu que les gens attendaient à ce moment-là, qui n'était pas dans l'air du temps. C'est toujours un peu difficile d'analyser le comment du pourquoi.
On avait aussi cette démarche de tout rendre invisible dans le jeu, y compris les embranchements. Ca a peut-être été source de confusion chez certains joueurs, qui se disaient "si ce n'est pas visible, c'est qu'il n'y a rien". Le développement de "Beyond Two Souls" a quand même été une très belle rencontre avec Ellen Page et Willem Dafoe, et "Detroit : Become Human" n'aurait certainement pas été possible s'il n'y avait pas eu "Beyond" avant. J'ajoute aussi qu'en terme d'écriture, c'est sans doute le plus personnel que j'ai pu écrire. A ce titre, je pense que le fait de proposer une histoire dans le désordre chronologique a été diversement apprécié; certains sont rentré dedans, d'autres non.
L'expérience interactive n'est pas nécessairement quelque chose de ludique dans le sens d'amusement. C'est un moyen d'expression, au même titre que la littérature, la TV ou le cinéma.
Lorsque nous nous sommes rencontré la dernière fois, nous avions évoqué ensemble les courts-métrages réalisés par Quantic Dream, dont évidemment celui consacré à l'androïde "Kara". Vous me disiez à ce moment-là qu'il n'y avait pas de projet de développer un jeu à partir du court, que c'était avant tout un prototype technologique. Or on retrouve finalement le personnage de ce court dans votre nouveau jeu. Vous avez finalement changé d'avis ?
Pas du tout ! Ce court, c'était vraiment un prototype technologique, on voulait tester un nouveau moteur, la Performance Capture, et on se disait qu'avant de se lancer dans le gros développement de "Beyond Two Souls", on voulait justement créer ce prototype pour nous assurer que ca fonctionnait. On a écrit le script de ce court très rapidement, en 2h je crois. On a casté cette jeune et formidable actrice, Valorie Curry. Le court a rencontré un succès totalement inattendu; il a été vu par plusieurs dizaines de millions de personnes sur le web. On a eu des retours dithyrambiques sur les forums, de joueurs et même non joueurs. Il a eu un prix au festival du court-métrage de Los Angeles; une première pour un court réalisée avec une technologie de jeu vidéo. Tout le court est en temps réel avec un moteur de jeu. Puis on a mis ça de côté pour passer à Beyond Two Souls.
Ci-dessous, le court-métrage "Kara"...
Après ce jeu, on a réfléchi à ce que l'on voulait faire après, et on est un peu resté hanté par ce personnage de "Kara". On se demandait ce qui pouvait lui arriver une fois qu'elle sort de cette usine d'assemblage à la fin du court. J'ai un peu écumé les forums de discussions à ce moment là, et j'ai été stupéfait de voir à quel point le court avait pu toucher les gens, avec un sentiment d'empathie à l'égard de ce personnage. En revoyant la vidéo, que je n'avais pas vu depuis plusieurs années, j'ai un peu ressenti la même chose. Je me suis dit à ce moment-là qu'il fallait absolument qu'on revienne à l'histoire de ce personnage. De fil en aiguille, le lieu de l'action est venu, Détroit. Ca ne pouvait que se dérouler dans un futur proche et pas partir dans la pure science-fiction. Il fallait que ca reste crédible, d'où l'idée de placer l'histoire dans une vingtaine d'années. Puis pourquoi se limiter à un personnage ? Pourquoi ne pas en proposer un second, un troisième ? C'est sur ces bases qu'on est parti pour créer le jeu.
Cet aspect d'anticipation plutôt que de proposer un univers de pure SF, c'était quelque chose d'absolument essentiel ?
Oui. On voulait que le joueur puisse facilement se connecter à cette réalité là. On aurait pu imaginer un univers de SF lointaine, avec des voitures qui volent, ce genre de choses. Mais ce qui nous intéressait avant tout, c'était encore une fois la connexion avec le monde réel. Que le joueur puisse faire des parallèles avec le monde tel qu'il le connait. Ce qui était très intéressant d'un point de vue créatif, c'était d'extrapoler sur cette question : "où est-ce qu'on en sera dans 20 ans ?" Cette réflexion englobait évidemment tous les aspects technologiques et leurs impacts sur la société, les modes de pensées, le fait d'employer des androïdes qui remplacent les humains dans les tâches et l'impact de ce processus, ect... Ces questions étaient beaucoup plus intéressantes si on pouvait montrer que c'était une extrapolation de notre monde actuel, un des futurs possibles, mais pas certain.
On est parti vers un monde qui est assez sombre, volontairement. Pessimiste, avec une humanité un peu sur le déclin; d'individus devenus dépendants à la technologie. Ils sont aussi plus égoïstes, beaucoup plus centrés sur eux-mêmes, leurs besoins, leurs désirs immédiats.
Cet aspect là est devenu une réalité...
C'est vrai. Est-on dépendant à la technologie aujourd'hui ? La réponse est évidemment oui. C'est devenu très difficile de s'en passer. Et ce n'est pas une bonne chose. On est de plus en plus égoïstes, exigeants... Les gens veulent tout, tout de suite, on est vraiment dans l'ère de la satisfaction immédiate. Je vois à quel point la technologie nous change, me change. Je mesure son impact sur mes enfants. Je vais donner un exemple très concret. J'écris depuis 21 ans. Je fais donc cet exercice de concentration, je vais écrire durant plusieurs mois, parfois 10h, 15h par jour. Il y a quelques années, j'étais capable de pleinement me concentrer durant 2h. Aujourd'hui, ca s'est réduit à une dizaine de minutes, avant que j'aille surfer sur le net, vérifier mes E-mails, ect...
Ma capacité de concentration n'est plus la même; mon cerveau s'est habitué à être bombardé d'informations, de stimulis. D'ailleurs, cette expression, "être bombardé d'informations", était même annoncée par l'écrivain Ray Bradbury, dans son ouvrage Fahrenheit 451. Je suis un grand fan de tous ces auteurs de l'âge d'or de la SF, les années 1950-1960, et c'est terrible de voir à quel point ils avaient annoncé tout ce qui allait se passer. Pas tant du point de vue technologique, mais surtout du point de vue de l'évolution de l'Humanité. La technologie a changé la manière dont notre cerveau est câblé. Plusieurs études ont montré que notre cerveau ne fonctionne plus de la même manière qu'avant à cause de la technologie, pour être capable de faire plusieurs choses en même temps, de manière plus superficielle.
Pour revenir au jeu, il y a tellement de sujets ! Ma première préoccupation a été de créer une histoire porteuse de sens. Dans le jeu vidéo, on a beaucoup d'expériences qui permettent de s'évader, de se distraire, de s'amuser. Mais finalement peu d'expériences signifiantes. Pour les lecteurs d'AlloCiné qui ont l'habitude de films et séries, ca doit leur sembler bizarre ce que je raconte, parce qu'un film qui n'a pas de sens et d'émotions, il y a peu de chances que ca soit un bon film ou une bonne série ! Dans le jeu vidéo, c'est pourtant une chose pour laquelle il faut qu'on se batte, qu'on montre qu'on peut avoir une expérience interactive intéressante, avec de la narration et de l'émotion.
Justement, lorsque nous nous sommes vu il y a cinq ans, vous me disiez, je vous cite :"la prochaine bataille des jeux vidéo, c'est le sens. Car beaucoup de jeux vidéo me paraissent vides de sens aujourd'hui". Où en est-on, cinq ans après ?
Encore une fois, je fais ce métier depuis 21 ans. Ce qui est assez intéressant, c'est que lorsqu'on disait en 2005 "il faut de la narration. La narration apporte quelque chose à l'expérience interactive. On croit à l'émotion", on était un peu considéré par certains éditeurs et une partie de la presse spécialisée comme des fous. Là-dessus, aujourd'hui, tout le monde est d'accord pour dire qu'un jeu qui porte une histoire et de l'émotion, c'est quelque chose de très positif, ca apporte quelque chose à l'expérience. On l'a bien vu avec un jeu comme The Last of us, qui était extrêmement intéressant d'un point de vue narratif et de l'émotion. Aujourd'hui et tout récemment, on a God of War. On est donc capable de très bien faire ça, et d'offrir des expériences fortes. Pour ce qui est du sens, c'est un peu plus complexe. On trouve des jeux porteurs de sens dans la sphère des jeux indépendants, donc avec de plus petits budgets et petites équipes, qui sont ultra créatives, prennent des risques. Dans le domaine des jeux qu'on appelle "triple AAA", ca reste assez exceptionnel. En ce sens, Detroit : Become Human est un peu une profession de foi pour nous.
Créer un jeu vidéo en abordant des thèmes réels, non basés sur le divertissement, c'est difficile. Il faut convaincre, évangéliser.
Pourquoi le choix de la ville de Détroit d'ailleurs ?
Le nom m'est venu assez naturellement en fait, quand j'ai commencé à travailler sur le script. En creusant, j'ai retracé l'histoire passionnante de cette ville. Un géant industriel jusqu'au début des années 2000. Qui a connu une terrible crise sociale et économique, puisque la ville était au bord de la faillite. Le chômage y a explosé. Petit à petit, c'est une ville qui est en train de renaître, il y a de nombreuses initiatives et investissements qui reviennent. C'est presque l'histoire d'un personnage qui était au sommet, qui a tout perdu et qui revient. C'est une ville attachée à tout un passé culturel aussi. C'est celle de la Motown, c'est une ville liée au Mouvement des Droits civiques avec Martin Luther King, qui y a fait un de ses plus fameux discours. En un sens, c'est une ville monde. Compte-tenu de l'histoire qu'on voulait raconter, une histoire de ségrégation et de racisme, c'était le cadre parfait.
En parlant des personnages, il y a donc celui de Kara, qu'on retrouve dans le jeu. Mais pourquoi le choix de proposer trois personnages à contrôler aux joueurs, plutôt qu'un seul ? Est-ce qu'il n'y a pas un risque de se disperser, émotionnellement parlant, en suivant 3 personnages au lieu d'un ?
La narration multi-personnages, c'est quelque chose qu'on fait depuis très longtemps; depuis nos premiers jeux en fait, à l'exception de Beyond Two Souls. Ce qui m'a motivé dans ce sens au départ, c'était d'avoir un rythme de narration assez soutenu, des scènes relativement courtes, qu'on puisse enchaîner les situations d'une scène à l'autre. Bien sûr, il y a toujours la question qui est de se demander si les joueurs ne vont pas s'ennuyer en sautant d'un personnage à l'autre, est-ce qu'ils vont s'attacher de manière équivalente aux trois. En vérité, les joueurs ont toujours un personnage qu'ils préfèrent à un autre, mais il y a toujours ce plaisir de passer de l'un à l'autre. Sur ce point, on a vraiment été aidé par les séries TV, qui multiplient les points de vues narratifs entre les personnages, pour des questions aussi de rythme. Ca permet aussi d'agréger plusieurs histoires qui finissent par n'en former qu'une. C'est exactement cette démarche que nous avons dans le jeu.
Parmi les influences revendiquées autour de l'univers du jeu, il y a celle de l'ingénieur, chercheur et futurologue américain Raymond Kurzweil, auteur notamment de l'ouvrage "Humanity 2.0". Mais y'en a-t-il d'autres ? Est-ce que par exemple vous avez revisionné l'intégral de l'excellente série "Real Human", à laquelle on pense fatalement, quand on voit le sujet de votre jeu ?
Justement non. J'avais déjà commencé à écrire Détroit au moment où la série est sortie. Je ne l'ai pas regardé volontairement, parce que je ne voulais pas être parasité, en tout cas perturbé, par des choses qu'ils avaient faites ou pas faites dans la série. Je n'ai pas encore regardé la série Westworld non plus d'ailleurs. Ce qui m'a beaucoup importé sur l'écriture de Détroit, ce n'était pas tant d'écrire sur les I.A., les robots, ect. C'était finalement d'écrire sur des humains. Ces androïdes considèrent qu'ils ne sont pas acceptés pour ce qu'ils sont, et qui vont essayer de se battre pour être libres et avoir des droits. Ce n'est pas qu'une histoire de robots; c'est une histoire qui fait écho à des événements de notre passé, de notre présent, et peut-être de notre futur. C'est en cela que j'espère que mon jeu sera suffisamment distant. Il y aura bien sûr toujours des points communs avec des oeuvres ayant traité un sujet similaire, mais j'espère qu'on aura trouvé notre ton propre pour raconter cette histoire.
A propos de l'acting concernant les tournages en Performance Capture, comment procédez-vous chez Quantic ? Est-ce que ces phases de tournages se déroulent en parallèle du développement du jeu, comme chez Naughty Dog par exemple, ou bien sont-elles mis en boîte en "One Shot" ?
Les deux en fait. On distingue deux phases. L'une qu'on appelle "les tournages corps", où l'on ne fait que tourner les actions sans dialogues, comme des marches, courses, cascades, ouverture de porte, ect. Cette phase commence assez tôt, et elle se déroule en parallèle du développement du jeu, parce que c'est très long. La seconde phase est celle des dialogues, toujours en performance capture, que je dirige. A ce moment là, le script est vraiment verrouillé. On a aussi fait l'adaptation, puisque j'écris en français, mais c'est traduit, puisque tous les tournages se font en anglais. Au fur-et-à-mesure que les données sont tournées, elles sont livrées et traitées, intégrées à la production au rythme de leurs livraisons.
Pour rester sur la performance capture, qui peut offrir des résultats incroyables, et faire un peu de prospective, est-ce que l'on a atteint une sorte de limite, technologiquement parlant ? Quelle pourrait être la prochaine étape ?
Je ne crois pas avoir atteint une limite; je pense qu'on peut aller beaucoup plus loin. On est pas encore tout à fait au photo-réalisme, même si on s'en rapproche. Sur Détroit, on a voulu refaire tous les algorythmes d'animations faciales, tout un système de muscles sous la peau, la façon de déclencher les rides du visage aussi. Ces éléments ne sont pas capturés. On a beaucoup travaillé sur le rendu des yeux aussi, les reflets dedans, les micro-mouvements. Sur un système d'éclairage pour avoir, comme au cinéma, un éclairage au plan. Souvent, dans les jeux vidéo, on a de grandes lumières qui éclairent toute la scène, ce qui marche bien quand on est loin, mais supporte difficilement que la caméra se rapproche. Comme on a beaucoup de plans rapprochés, très près des personnages, on avait besoin d'éclairages au plan. Tout ca est très technique, mais tout ce travail cumulé a permis d'améliorer le significativement le rendu. Il y a une vraie progression technologique; il suffit de voir nos productions précédentes. Même entre Beyond Two Souls et Detroit : Become Human, technologiquement parlant, beaucoup de choses ont changé. On a par exemple renouvelé toutes nos caméras de performance capture. Elles ont désormais une précision de capture qui est en-dessous du millimètre.
Et la VR, c'est quelque chose qui vous intéresse ?
Bien sûr, ne serait-ce déjà qu'avec la relation étroite que nous avons avec Sony. On est très concerné par ce système là, auquel on a eu accès très tôt. C'est une technologie passionnante, notamment parce qu'elle développe un étonnant sens de la présence. C'est à dire que lorsqu'on est en face d'un personnage en VR, on est facilement dans l'illusion qu'il y a une présence. C'est quelque chose de très intéressant pour un studio comme nous qui travaillons sur des jeux narratifs et de l'émotion. Mais, pour l'heure, c'est une technologie qui a encore besoin de progresser, notamment dans son confort d'utilisation. Ce sont aussi des défis en terme de conception et d'écriture pour les jeux, car cet outil requiert une écriture spécifique.
Comme dans vos précédents jeux, il y a encore une fois de nombreux talents hollywoodiens dans "Détroit : Become Human", dont certains très connus, comme Lance Henriksen, Clancy Brown, Jesse Williams, vu dans la série Grey's Anatomy... Ca fait nécessairement partie du cahier des charges de faire appel aux talents hollywoodiens pour vos jeux ?
Ah, Lance Henriksen ! C'est assez amusant quand même d'avoir l'acteur qui a sans doute incarné un des androïdes les plus emblématiques du cinéma, et qui joue dans le jeu un humain ! Mais non, pour répondre à votre question, ca ne fait pas partie du cahier des charges. C'est assez paradoxal en fait, parce que c'est un peu contradictoire avec le cinéma, où avoir une tête d'affiche est quelque chose qui potentiellement ne peut pas faire de mal au film. Dans un jeu, c'est quelque chose qu'il faut manier avec beaucoup de prudence. Beaucoup de joueurs sont justement assez méfiants avec cette idée, en se disant "s'ils ont eu besoin d'aller chercher des stars à Hollywood, c'est que le jeu doit pas être très bon !" On a d'ailleurs un peu souffert de ça sur Beyond avec Ellen Page et Willem Dafoe, éveillant des suspicions. Alors que ce sont deux extraordinaires acteurs. Donc on ne cherche pas à tout prix des noms pour le marketing. D'ailleurs sur Détroit, ce n'est pas du tout ce qu'on met en avant.
En novembre-décembre 2017, il y a eu toute une polémique autour d'une séquence du jeu qui avait été dévoilée, où l'on pouvait voir de la maltraitance envers un enfant. Une association de protection de l'enfance australienne était même montée au créneau, exigeant l'interdiction de la vente du jeu. Certains médias britanniques s'étaient aussi engouffrés dans la polémique. Au-delà de celle-ci, on a le sentiment en creux qu'on revenait encore une fois au procès en irresponsabilité fait aux jeux vidéo, en leur déniant la capacité d'évoquer des sujets aussi graves, alors que cela ne pose aucun problème au cinéma ou dans les séries TV. Quel est votre sentiment là-dessus ?
Je crois que dans cette histoire, il y a deux débats distincts. D'un côté, un tabloïd anglais, qui avait envie de vendre du papier, en diabolisant les jeux vidéo. C'est pratique, ca ne coûte pas cher, ca marche, il faut le faire une fois tous les deux-trois ans... Ils ont été raconter qu'on avait créé une scène où il y avait un père violent qu'on contrôlait, et qu'il fallait taper sa petite fille. Il se trouve que cette séquence n'existe pas dans le jeu ! Telle qu'elle a été décrite, elle n'existe tout simplement pas ! Elle a été purement inventée, par des gens qui voulaient juste créer du scandale. Le jeu sort dans une semaine, chacun pourra d'ailleurs s'en rendre compte. Donc ça, ce sont des histoires de bad buzz, d'une certaine presse qui veut vendre à tout prix. Il faut quand même rappeler aux gens qu'on est très surveillé, qu'on a des comptes à rendre. Il y a des organismes de classifications, comme au cinéma, que je trouve à mon sens beaucoup plus sévères que pour le cinéma. Ca existe dans tous les pays. Ces organismes regardent tous les contenus des jeux, et donnent leurs avis. Détroit est classé 18+; je pense que si c'était un film, on irait dans l'interdiction au moins de 12 ans.
Contrairement à l'image d'Epinal, on n'est pas une bande d'ados attardés, qui font des jeux vidéo dans un garage et s'amusant à faire des choses horribles. On est nombreux à être trentenaires, des quadras -en ce qui me concerne j'ai 49 ans et suis père de famille-. J'ai passé l'âge de faire n'importe quoi pour me rendre intéressant. On a infiniement de respect pour ce média, on essaie de créer des choses porteuses de sens et d'émotions. Si c'est caricaturé par des tabloïds anglais, à chacun de faire la part des choses. Mais tout ça, ce n'est pas la partie intéressante du débat.
Pour moi, le vrai débat, c'est de savoir ce qu'on définit par "jeu vidéo". Il y a deux visions qui s'opposent : soit on se dit "c'est un jeu, c'est ludique, c'est de l'amusement, c'est léger, c'est fait pour se défouler". Et à ce moment-là, il ne faut surtout pas qu'on essaie d'aborder des sujets sérieux ou graves, parce qu'on ne peut pas s'amuser de tout. L'autre vision, qui est celle de l'expérience interactive, n'est pas nécessairement quelque chose de ludique dans le sens d'amusement, divertissement du terme. C'est un moyen d'expression. Au même titre que la littérature, la TV ou le cinéma. Il est possible de créer des oeuvres interactives qui peuvent exprimer une idée, un sentiment, une impression, ect... Et c'est extrêmement puissant, parce que cela permet de se glisser dans la peau de quelqu'un d'autre, de comprendre l'autre, et peut-être de le percevoir différemment. Est-ce que l'interactivité doit se limiter au divertissement ? Chez Quantic Dream, notre intime conviction est que ce media peut être une forme d'expression.
Un journaliste anglais cherchait d'ailleurs la polémique - il travaille sur le site spécialisé Eurogamer-. Il me disait : "de quel droit vous vous permettez d'évoquer des scènes de violences domestiques dans un jeu vidéo ?" Je lui ai alors demandé : "est-ce que vous auriez posé cette question à un réalisateur de film ?" Il m'a assuré que oui. Je suis intimement persuadé que c'est totalement faux.
Cette polémique, finalement assez marginale, est assez représentative de ces deux visions qui s'opposent. Ce qui était très intéressant, c'était la réaction de la communauté de joueurs, qui a pris la défense du jeu, en pointant l'absurdité de cette critique. On peut parler de choses graves et réelles, dès lors que c'est fait avec sensibilité. Quand on s'entend demander pourquoi est-ce qu'on s'est autorisé à créer une séquence comme celle qu'on a fait et qui en plus ne correspond pas à ce qui a été décrit dans ces attaques, c'est quand même dingue ! C'est une question incroyable, surtout quand on est un créateur ! Quand on est un créateur, on ne demande pas d'autorisation de faire les choses, on les fait en fonction de sa sensibilité.
Il y a beaucoup d'auto-censure dans les jeux vidéo ? Est-ce qu'il y a encore beaucoup de sujets qu'on s'interdit de traiter ou qu'il vaut mieux ne pas traiter ?
C'est en permanence un terrain miné. Parce que le jeu vidéo est considéré souvent par le monde extérieur comme un média pour enfants. Et c'est cela qui est sous-jacent dans toutes ces critiques là. Celles qui disent "de quel droit vous montrez de telles choses à mes enfants ?" Moi je travaille sur des jeux destinés à des adultes. Je ne m'adresse donc pas à des enfants de 10 ans ! Ils ne sont tout simplement pas censés y jouer. Je travaille dans un média où énormément d'adultes jouent. Il y a un système de classification qui aide le consommateur à se repérer, et il faut de la vigilance dessus. Reste que créer un jeu vidéo en abordant des thèmes réels, non basés sur le divertissement, c'est difficile. Il faut convaincre, évangéliser. En ce sens, Détroit va être un immense test pour moi, précisément sur cette question : a-t-on le droit de parler des sujets qu'il aborde ? Est-ce que la communauté va soutenir cette démarche là, ou pas ?
Dernière question : Dans la sorte de préface du dossier presse de votre jeu, vous vous signez comme "auteur et réalisateur". Est-ce une manière au fond de vous affirmer avant tout comme un réalisateur de films, qui utilise le jeu vidéo pour raconter des histoires ?
Pas du tout. Je fais un travail de réalisateur de jeu. Il y a beaucoup de points communs avec un réalisateur de films, puisque j'écris un script, je cast mes acteurs, je les dirige sur un plateau, je filme, j'éclaire, je travaille avec les compositeurs... Ce travail est certes commun. Mais il y a toute une partie qui concerne l'interactivité, penser les contrôles, l'interface, ect. Je n'arrête pas de dire qu'il n'y a aucune frustration chez moi d'un réalisateur de jeu qui rêve d'être finalement un réalisateur de films. On a énormément appris du cinéma; le cinéma est ma culture, au même titre que le jeu vidéo. Depuis 21 ans, j'ai une liberté de création quasi totale; et c'est quelque chose que j'aurai certainement du mal à avoir au cinéma ou à la télévision.