AlloCiné : L'affiche du film rappelle celle de Blow Up d'Antonioni, c'était intentionnel de votre part ?
Mehdi Ben Attia : Quand j'ai vu cette photo, je me suis dit que ce serait l'affiche. Parce qu'il y a la fameuse photo de Blow Up où le modèle féminin est en dessous du photographe. Inverser cette posture m'intéressait. En plus, je trouve que c'est une super photo, elle raconte un vrai truc. Quand je suis rentré en France après le tournage, je l'ai tout de suite dit au distributeur.
Hafsia Herzi : Il a fallu retirer les bières et les cigarettes de l'affiche par contre. Ces éléments sont présents dans la scène en question mais la loi française interdit d'en mettre sur les affiches.
Vous avez déclaré que le personnage d'Amel, c'était vous Mehdi. Pourquoi ?
Mehdi : Qu'est-ce qui m'a pris de dire ça ? (rires) C'était le point de départ de l'écriture . Je suis vraiment parti de mon expérience de réalisateur en Tunisie. Je me suis dit, partons de ça pour écrire, brouillons les pistes et faisons un personnage féminin. Je dis que c'est moi mais en fait ce n'est pas vrai, c'est juste un point de départ.
J'aimais déjà beaucoup la photo avant et je me suis entraînée à manipuler l'appareil, à le découvrir, c'était un vrai plaisir.
Hafsia, comment avez-vous appréhendé le personnage d'Amel ?
Déjà, le scénario était top, ce qui constitue déjà une base solide. Ensuite c'est beaucoup de discussions avec Mehdi, des questions, comprendre sa vision du personnage. Je lui donnais aussi mon point de vue féminin. Après j'ai très vite eu l'appareil photo qu'on voit dans le film et j'ai commencé à prendre des photos. J'aimais déjà beaucoup la photo avant et je me suis entraînée à manipuler l'appareil, à le découvrir, c'était un vrai plaisir. Je prenais vraiment des photos pendant les scènes, qui ne sont pas celles qu'on peut voir dans le film (rires).
J'aime filmer, j'aime les visages, et je n'aurais pas pu camper ce personnage il y a 2, 3 ans. Je n'avais pas la maturité nécessaire. J'ai déjà réalisé un court-métrage, je travaille actuellement sur mon long-métrage, j'ai de plus en plus envie de filmer. J'ai un côté un peu voyeur en fait (rires).
Mehdi : On le voit dans le film que tu aimes regarder les gens, je m'en rends compte maintenant.
Hafsia : J'adore ! Même dans la rue, au café, je regarde, j'observe… J'ai toujours été comme ça.
Dans le film, la perception est inversée, cette fois, c'est la femme qui désire et l'homme qui est l'objet ce désir en quelque sorte…
Mehdi : C'est super important ça. Là-dedans, il y a une part un peu mystérieuse pour moi ; elle veut regarder les hommes comme les hommes regardent les femmes. Est-ce possible ? Est-ce que ce regard est très différent de celui des hommes finalement ?
Hafsia : On ne peut pas savoir car on ne sait pas ce qu'il y a dans la tête des hommes. Amel tente de les comprendre.
Comment avez-vous mis en place les scènes de pose ? C'était de l'impro ou plutôt chorégraphié ?
Hafsia : On arrive et Mehdi nous dit : « ça va se passer là » et tu prends des photos. On s'adapte, on se laisse aller. Je n'ai pas eu l'impression de jouer, je prenais réellement des photos et on essayait de vivre ce moment. On ne voulait pas trop répéter ces scènes justement pour garder une certaine fraîcheur.
Cela instaure une vraie complicité à l'écran avec vos partenaires, notamment Karim Ait M'Hand qui incarne Rabah…
J'étais très complice avec tous les acteurs. Ils ont tous quelque chose de différent, une personnalité bien à eux. Ils sont tous touchants à leur manière.
Mehdi : Pour moi, c'était vraiment le pied car j'avais juste à dire : « voilà le fauteuil, la fenêtre… jouez ! » (rires). C'est le rêve pour le réalisateur, pouvoir s'asseoir, regarder et voir ses comédiens à l'oeuvre.
Hafsia : Car tu nous laisses cette liberté aussi. Certains metteurs en scène préfèrent qu'on dise le texte à la virgule près : « là tu fais 3 pas et tu pleures de l'oeil gauche. » J'ai déjà entendu ça, ça m'avait choqué. Je vais pas dire qui. J'ai regardé l'actrice et je lui ai dit : « Mais comment tu vas faire ? » Elle a réussi ! (rires) Avec Mehdi c'est différent, s'il y a un « accident », il ne va pas dire « coupez, ça va pas, t'as tourné la tête à gauche. » Pour ces scènes-là, cette liberté était indispensable.
Mehdi : C'était presque le contraire même, tant qu'il n'y a pas eu d'accident, on recommence.
Il y a une phrase de Pasolini que j'adore citer : « Scandaliser est un droit, être scandalisé est un plaisir ».
Vous n’hésitez pas à transgresser dans vos films, notamment avec Le Fil qui raconte une histoire d’amour entre hommes. Ici, c’est Amel qui transgresse en prenant ces photos érotiques d’hommes. Comment toute cette libération est perçue en Tunisie depuis la Révolution ?
Mehdi : C'est super de pouvoir enfin faire ce qu'on veut. Après j'aime beaucoup la provocation. Cela permet de dire des choses, d'approfondir des thèmes. Il y a une phrase de Pasolini que j'adore citer : « Scandaliser est un droit, être scandalisé est un plaisir ». Je crois vraiment à ça, au fait qu'être scandalisé est un plaisir. En tout cas, la Révolution a vraiment changé les choses en Tunisie. Les gens ont envie de parler, d'être libres, de construire des projets… C'est vraiment super. Après la Tunisie n'est pas devenue un Paradis, ça a juste changé sur ces choses-là, les gens ont pris des habitudes de liberté et ne sont pas prêts d'y renoncer.
Est-ce que le désir féminin est encore tabou selon vous ? Notamment au regard des récentes affaires de harcèlements ?
Mehdi : Je ne sais pas si le désir féminin est tabou mais en tout cas cela reste un enjeu en Tunisie comme ailleurs. On pourrait penser que c'est bon, que ça coule de source, que la société a enfin compris que les femmes avaient du désir... mais il y a encore des choses à dire, il faut en parler. Sur les histoires actuelles de harcèlement, je ne sais pas si j'ai un truc à dire. Hafsia ?
Le sexe, ça rend fous les gens. C'est une réalité, ça rend vraiment fou.
Hafsia : Ça existe depuis la nuit des temps. Pouvoir et sexe ne font pas un bon mélange. Le harcèlement existe dans tous les milieux, pas que dans le cinéma. Le sexe, ça rend fous les gens. C'est une réalité, ça rend vraiment fou. Du coup c'est très bien que la parole se libère enfin à ce sujet. En espérant que les choses se calment un peu.
Le personnage de Taïeb est étonnant, il est très progressiste malgré son âge, il semble même bien plus tolérant que les jeunes, est-ce que c’est un sentiment que vous avez, qu’il y a une sorte de retour d’un certain intégrisme dans la jeunesse ?
Mehdi : Il est à la fois le plus progressiste en paroles et le moins progressiste en actes. Il a ce goût de la provocation, il dit que c'est un ami de l'art et de la liberté. Pourtant, il se conduit comme un Seigneur au Moyen-Âge. Des hommes comme ça existent vraiment. Il est tout à fait d'accord que les femmes soient libres, surtout si ça les conduit dans son lit.
Hafsia : L'ambiguité du personnage ne m'a pas choqué car il existe beaucoup d'hommes comme ça. En même temps je l'ai trouvé touchant. Ce n'est pas une excuse mais il vient de perdre son fils, il est un peu perdu. Amel est là, elle lui parle de ses photos d'hommes nus etc. Indirectement, cela peut éveiller son désir. Il peut mal comprendre certains messages du coup.
Mehdi : Je crois qu'il comprend très bien qu'il n'y a pas de messages. Il fait semblant de croire qu'elle l'allume.
Hafsia : Il pète un câble. (rires)
Hafsia, comment avez-vous travaillé les scènes plus émotionnelles et difficiles, comme celles où vous êtes victime d'agressions ?
On ne se prépare pas vraiment en fait. Pourquoi ? Car il faut trouver l'émotion juste et se laisser aller. C'est le plus dur à faire dans ce genre de séquences. Il faut que les deux partenaires soient connectés. La seule solution c'est de vraiment vivre les choses sinon ça ne marche pas.
Vous avez acquis ce lâcher-prise depuis votre collaboration avec Kechiche sur La Graine et le mulet ?
Sur la Graine et le mulet c'est venu tout seul. Quand il y a la confiance, c'est plus facile. On comprend vite qu'il faut s'abandonner. Après, ça dépend des gens avec qui on travaille. Il faut faire abstraction de tout, être solide, ne pas se braquer à la moindre réflexion du metteur en scène. C'est ce que j'aime dans ce métier, c'est cet abandon.
Mehdi, vous pensiez à Hafsia en écrivant le film ?
Pas du tout. C'est quand j'ai vu Hafsia pour la première fois que j'ai eu l'évidence que ça allait être elle, Amel. Quand j'ai senti que j'avais un scénario prêt à être montré, Hafisa a été la première personne sollicitée… et la dernière. Une fois qu'elle a accepté, j'ai réécrit, avec Martin Drouot, en fonction de ses remarques et de sa manière d'être.
L'aspect émotionnel m'intéresse plus que l'aspect photographique.
Quand la photographie est si centrale dans un film, se dit-on qu'on doit encore plus soigner sa mise en scène ?
Mehdi : J'ai toujours été attentif au cadrage mais je ne dirais pas que j'ai fait un film sur la photographie. J'ai fait un film dont le personnage principal est une photographe qui rencontre des modèles. Je ne suis pas obsédé par le geste artistique, je suis plus intéressé par ce qui se passe entre Hafsia et ses partenaires. L'aspect émotionnel m'intéresse plus que l'aspect photographique.
Hafsia, comment gérez-vous le fait de jongler entre deux langues, le français et l'arabe ?
Je l'avais déjà fait dans des films précédents. Après c'est juste du travail. J'avais par exemple un coach, qui m'aidait pour l'accent notamment et sur certains mots. Mon père est tunisien, ma mère est algérienne, du coup j'ai plus entendu l'accent algérien (rires). Sinon c'est beaucoup d'entraînement.
Mehdi, vous avez collaboré notamment avec André Téchiné, c'est un metteur en scène qui compte beaucoup pour vous ?
J'ai beaucoup appris chez André Téchiné. Il m'a surtout enseigné une chose : il faut que ça avance tout le temps. Il faut que chaque pas que fait le personnage dans l'histoire le fasse vraiment avancer. Mettre les choses en mouvement le plus possible… c'est aussi quelque chose qui vient de lui.
Impardonnables, écrit en collaboration avec Téchiné
Hafsia, vous jouez dans le nouveau film de Kechiche, Mektoub My Love, qui sort le 21 mars. Pouvez- nous dire un mot sur cette nouvelle collaboration, 10 ans après La Graine et le mulet ?
On a toujours été en contact, on a toujours été très proches. J'étais un peu stressée car j'avais peur de le décevoir. Quand il m'a dit : « Hafsia, j'ai un truc pour toi », je lui ai demandé « tu es sûr ? » Il me répond : « Oui, oui, oui ! » Je me dis, « bon, on verra ». Au final, tout s'est bien passé. Il a changé sa manière de travailler, ce n'était pas comme sur La Graine et le mulet. Avant il savait exactement ce qu'il voulait mais on faisait quand même beaucoup de prises. Maintenant, il ne fait qu'une prise. À la première prise qu'on a fait ensemble après toutes ces années, je l'ai vu sourire de loin, je me suis dit « ça va ». (rires) C'était très émouvant. Vu qu'on est très proches, si c'est nul, il ne va pas hésiter à me le dire. « Qu'est-ce que tu me fais là, c'est nul ! » Je trouve ça marrant, je rigole quand ça arrive. (rires)
On est tellement à l'aise sur le tournage qu'on n'a pas besoin de travailler. Il nous parle beaucoup de nos personnages, pendant des heures, on fait aussi beaucoup de répétitions. Ensuite on est tellement bien les uns avec les autres que tout roule. Shaïn Boumedine, le personnage principal, m'appelle encore Tata. (rires) [Hafsia Herzi incarne la tante d'Amin alias Shaïn Boumedine]