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    Djam – Tony Gatlif et Daphne Patakia : "Ce n’est pas une faute d’être en exil"

    Cinéaste du vagabondage et de l’errance, Tony Gatlif est de retour avec "Djam", un film sur l’exil et la musique Rébétiko, dans lequel la jeune Daphne Patakia déambule sur la frontière entre la Grèce et la Turquie.

    Princes Production

    AlloCiné : Vos films donnent l'impression que les comédiens sont encouragés à utiliser leur instinct, et qu’ils sont filmés un peu comme on filme des animaux, en essayant de les surprendre. Est-ce vrai ?

    Daphne Patakia : C’est Tony Gatlif qui nous apprend ça. Il nous apprend à devenir comme Djam, qui est libre, qui s’en fout de tout et qui reste fidèle à elle-même. Le tournage est imprévisible, lui aussi. On tourne parfois dans des endroits où on est en dialogue avec ce qui se passe et le scénario change, parce que soudain quelqu’un entre dans le champ et on joue avec lui, par exemple. En plus, nous n’avons  pas le scénario à l’avance. Tony réécrit les scènes la veille du tournage. Même sur le moment, parfois, les choses changent. Il modifie une phrase ici et là. Les scènes nous étaient données quelques heures avant le tournage. On se doit de garder tous nos sens en éveil et de travailler à l’instinct, parce que ça fait plus vrai. Dès que Tony Gatlif sent que ça sonne faux, il me le signale. Il m’a appris à ne pas avoir peur de me jeter dans le vide, en quelque sorte. Et comme en plus je ne suis ni danseuse, ni chanteuse, ni musicienne. Il a fallu que Tony m’apprenne à aimer la faute.

    Tony Gatlif : Justement, ce n’est pas parfait, mais c’est impeccable ! Sinon ça fait télé.

    D.P. : Quand on entend un orchestre jouer et que le trompettiste fait une fausse note, d’un coup, c’est vivant, c’est émouvant, c’est beau…

    T.G. : Le scénario est trompeur. Moi, je préfère un cinéma et des acteurs qui évoluent plutôt que de reconstituer la vie. Elle est là ou elle n’est pas là. Et si elle n’est pas là, il faut qu’elle y soit. Je demande à toute mon équipe technique de faire la vie. Par exemple, nous n’avons jamais mis la caméra sur un pied. Le cadre doit être vivant, pas vissé. Un traveling, c’est un train, pas quelque chose de vivant! Quelqu’un qui marche a une respiration, un mouvement. Même si on le fait doucement, il y a le rythme du souffle. Il faut être vrai, mais pas s’identifier au personnage jusqu’à devenir le personnage. Ce n’est pas ce que je cherche. Je veux que l’acteur ait toujours du recul mais travaille son rôle comme un musicien.

    Vous avez dû prendre quelques heures de cours pour apprendre la danse du ventre, par exemple, non ?

    D.P. : Juste pour la danse du ventre parce qu’au début, j’étais raide comme un concombre. (Rires) Par contre, c’est Tony qui m’a appris à chanter et à poser ma voix.

    T.G. : La façon ternaire, orientale : c’est tout le côté turc qu’il y a aussi dans le Rébétiko. Le côté grec est plus binaire, alors que le turc est plus oriental et c’est très dur, même pour les musiciens. Il faut savoir maîtriser les ornements. C’est ce qu’il fallait le plus travailler avec Daphne.

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    Pour une comédienne, travailler avec un tel cinéaste demande de faire tomber des barrières, notamment la pudeur. Est-ce compliqué ?

    D.P. : Pas tant que ça quand on travaille avec quelqu’un en qui on a confiance. Le corps, c’est le corps. La vraie exposition n’est pas là. Elle est davantage dans les émotions. Quand la confiance est établie, on peut presque faire du saut à l’élastique émotionnel, sans savoir où on va atterrir et être complètement libre.

     T.G. : On n’a jamais senti, en travaillant avec Daphne, de voyeurisme dans notre travail. Il y a du nu, bien sûr, parce qu’il exprime la dimension guerrière de son personnage. Elle mène une guerre à ce monde qui est en train de réduire la femme à rien. C’est un nu que je n’ai pas forcé Daphne à accepter, ça a été sa décision. Il n’y a aucun voyeurisme dans ce film. La scène, dans la chambre d’hôtel où les deux actrices jouent nues, on les voit en train de se chamailler, de se taquiner comme des gamines. C’est une façon de s’amuser d’être nues, mais aussi d’être rebelle vis à vis de la condition de la femme.

    Filmer l’émotion gratuite pour faire pleurer les gens, c’est vulgaire.

    C’est pour ça que c’était important pour vous d’avoir deux héroïnes féminines ?

    T.G. : Oui, absolument. Je n’ai jamais travaillé avec deux femmes de cette façon. D’ailleurs, elles étaient tellement à l’aise avec tout ça que c’est Valentin, mon fils, qui a fini par aller leur dire : "Enfin, les filles, rhabillez-vous !" (Rires) Même dans la danse et le chant, il n’y a pas une trace de voyeurisme. Parfois il y a de l’émotion. L’émotion fabriquée, on l’enlevait naturellement du scénario. Nous étions sur une terre qui souffre. Le problème grec, la crise économique et politique… C’est très dur d’être dans un pays qui va si mal. Le pays n’est pas en ruine, parce que tous savent garder la tête haute. Ils acceptent difficilement la misère. Ça aussi, c’est très difficile à filmer sans être voyeur ni vulgaire. Filmer l’émotion gratuite pour faire pleurer les gens, c’est vulgaire. Je n’ai pas filmé les clandestins, par exemple. Ce que j’ai filmé d’eux, quand j’étais là-bas, ce sont les traces qu’ils laissent en partant. Un cinéaste ne doit jamais reconstituer la misère des contemporains. On peut reconstituer 1940, par exemple. Mais on ne peut pas reconstituer le Bataclan. Ce serait dégueulasse et vulgaire. Avec Daphne, on a travaillé sans l'oublier : ne pas créer de l’émotion facile.

    En 2004, vous remportez le prix de la mise en scène à Cannes pour le film Exils. L’exil, c’est justement le thème central de ce film. C’est un mot important, pour vous, n’est-ce pas ?

    T.G. : Le monde est devenu comme ça. Avant, c’était un bateau d’exilés ici et là. Aujourd’hui, c’est en permanence des dizaines de milliers de gens. C’est une nouvelle façon d’exister en tant qu’être humain dans le monde moderne. L’exil, c’est ce qui me rapproche de Simon Abkarian qui joue aussi dans mon film : tous les deux, nous sommes de l’exil. De tous les exils, d’ailleurs, car il n’y en a pas qu’un. Moi, j’ai fait plein d’exils. C’est très important de parler de ce monde nouveau depuis les années 1940. Ce n’est pas une faute d’être en exil. On y vit avec une douleur, mais ça nous plaît. La douleur, c’est respecter là d’où on vient. Ne pas oublier.

    D.P. : Cela me parle beaucoup aussi, surtout à travers mon grand-père qui, en 1920, a accompli exactement le même trajet que Djam, de Turquie en Grèce. C’était passionnant, pour moi, de revivre ça à travers le film de Tony. Cela étant, moi, je n’ai jamais été déracinée. Ce que je ressens, c’est une sorte de nostalgie du pays d’origine. Je suis grecque d’origine, j’ai grandi en Belgique et maintenant, je vis en France. J’ai toujours eu le choix. Mais le manque d’identité, ça me parle. Ou plutôt cette nouvelle identité du monde en exil.  Il y a tellement de mixité que ça crée une nouvelle identité. Le Rébétiko, c’est un mélange de la culture orientale avec la musique occidentale.

    Justement, le Rébétiko, vous aimez tellement ça que vous lui consacrez un film entier !

    T.G. : C’est un moyen pour faire parler le film. Souvent, dans les textes du Rébétiko, il y a tous les problèmes sociaux d’aujourd’hui. Il y a les malheurs tels que nous en avons connus récemment en France et qui me préoccupent particulièrement parce que je vis tout près du Bataclan. Dans mon film,une chanson chantée par Daphne fait dire, par une voix d’homme : "Ma fille, je te donne ce monde" et Daphne répond : "Non, papa, je ne veux pas de ce monde cruel". C’est une façon, pour moi, de parler autant du Bataclan que de la crise des réfugiés syriens.

    C’est la musique de peuples qui extirpent des choses de leurs boyaux pour se guérir.

    Vous venez, vous-même d’un autre coin de la Méditerranée, l’Algérie. Pourquoi avoir choisi d’aller faire un film entre la Grèce et la Turquie ?

     T.G. : C’est une envie qui date de mon premier film, Les Princes. J’avais circulé dans toute la Turquie : Istanbul, Ankara, Eskişehir… J’ai rencontré un vieux critique de cinéma turc qui m’a parlé du Rébétiko. Il m’a dit qu’il avait une racine commune avec le flamenco. C’est la musique de peuples qui extirpent des choses de leurs boyaux pour se guérir. Quand je suis allé présenter le film en Grèce, quelques années plus tard, j’ai demandé qu’on m’emmène dans des clubs à Rébétiko. On m’a emmené à l’Eloge des Immortels, qui existe encore. C’est dans le marché au poisson. C’est immense. Les Grecs y vont écouter du Rébétiko jusqu’au petit matin. Ils finissent complètement bourrés – parce que ça fait partie de la culture – et vont manger une soupe de tripes. (Rires)

    D.P. : Ça a l’air horrible, dit comme ça, mais c’est vrai que ça éponge bien. Au moins, après une bonne soupe de tripes, on ressort sobre à six ou sept heures du matin. (Rires)

    T.G. : En tout cas, c’est comme ça que j’ai découvert cette musique, et j’ai trouvé ça magnifiquement fort. Tout le monde participe, ce qui n’est pas le cas dans le flamenco, ou très peu. Parfois, juste pour les chœurs, ou ils tapent dans leurs mains. Là, tout le monde chante en chœur avec le chanteur ! On en a des frissons. On a l’impression de découvrir le ciment qui rattache tous les êtres humains et que, parfois, le cinéma sait trouver aussi. Evidemment, ça m’a amené à acheter tous les disques de Rébétiko possible. C’était devenu quelque chose de familier, pas comme un connaisseur mais plutôt comme quelqu’un qui vit la musique. C’est comme ça que j’ai eu envie de faire un film sur la musique Rébétiko parce qu’elle va très bien au cinéma. Elle est rebelle, elle met en valeur la pauvreté plutôt que la richesse. Elle déteste tout ce qui relève de l’ordre. Elle respecte les gens qui vont en prison. Elle aime les femmes libres comme Daphne dans le film. Tout le contraire du monde d’aujourd’hui.

    D.P. : Il y a beaucoup de chanteuses de Rébétiko qui parlent de leur corps dans leurs paroles.

    T.G. : La chanteuse Sotiria Bellou, par exemple, a été mariée de force quand elle était jeune. Du coup, elle cognait sur son mari qui a porté plainte. Elle est parti en taule illico. Il y a aussi Róza Eskenázy  qui a un caractère comme celui de Djam.

    D.P. : Elles abordent tous les thèmes, même la consommation de drogues, parfois. Elles parlent aussi d’amour, de l’acte sexuel, mais de manière parfois ludique, parfois poétique… Ça peut être cru mais ce n’est jamais vulgaire.

    Princes Production

    Ça vous chiffonne quand on confond votre cinéma avec celui d’Emir Kusturica ?

    T.G. : Le seul rapport, c’est les Tziganes. Lui n’est pas Tzigane, mais il a vécu dans leurs quartiers et ça se voit qu’il les a fréquentés. Tout ce que je sais de lui, c’est qu’il a vu Les Princes quand il était encore à l’école de cinéma à Belgrade. Quelqu’un me l’a dit, parce que je n’ai jamais rencontré Emir Kusturica en personne. Dans Les Princes, il y a cette démesure géniale où les êtres sont totalement libres comme chez les Tziganes. Quand il a fait Papa est en voyage d’affaires, je le trouvais très doué. Et, pour Le Temps des Gitans, j’ai même écrit un bon article sur lui dans Pariscope.

    Est-ce que vous travaillez sur un nouveau film, l’un comme l’autre ?

    T.G. : L’avenir ne se dessine que lorsque la carrière du précédent film est terminée. Là, Djam n’est pas encore sorti. Il y a encore quelques festivals où projeter le film : en Belgique, en Australie… Et j’adore être en communion avec les spectateurs, parce que j’apprends beaucoup à leur contact et tout est différent à chaque nouveau pays. Pour le moment, c’est ici, en France. Ce qui ressort du regard qu’on porte sur le film, c’est qu’il est très en retenue. Par exemple, la question des banlieues est aussi évoquée avec le personnage d’Avril (Maryne Cayon) qui accompagne Djam dans son errance. Elle le revendique comme une nation, comme si c’était un pays. Ça montre qu’elle a un vide dans sa tête. Elle est de France, mais elle ignore que la France est le pays des Lumières, de la Révolution… Si elle savait ça, elle ne dirait pas simplement : "Je viens de banlieue ", parce que la banlieue, c’est nulle part. Elle dit qu’elle vient de la cité de la Butte Rouge à Chatenay-Malabry, mais elle ignore que c’est Louis XIV qui lui a donné son nom. Il allait de Sceaux à Versailles par le chemin des châtaigniers. Un jour où il pleuvait, sa caravane a trouvé refuge sous un arbre et il a dit : "Chatenay-Malabry", ce qui sous-entendait que le châtaignier abrite mal. (Rires) C’est historique. Mais j’ai quand même une petite idée pour mon prochain film : j’aimerais continuer avec Daphne. J’ai toujours fait deux ou trois films avec mes acteurs, parce que c’est toujours juste de trouver un comédien. C’est comme une goutte d’eau dans le désert. Là, j’avais un scénario où la fille devait danser, chanter, n’avoir peur de rien. Il fallait la trouver. Une rencontre comme ça, c’est très fort et maintenant que je suis tombée sur elle, je pense qu’on va faire d’autres choses ensemble.

    D.P. : Moi, je suis toujours sur le tournage de la série Versailles, saison 3. C’est un registre très différent : on tourne en anglais. J’ai un long métrage de prévu mais sans en révéler trop, disons que c’est un premier film français à petit budget.

    La bande annonce du film Djam de Tony Gatlif avec Daphne Patakia

     

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