AlloCiné : Ce qui frappe d’emblée dans Le Secret de la chambre noire, c’est son premier plan, vous filmez le ciel avec un bout de RER qui entre en gare avant de redescendre pour nous faire découvrir Jean, le personnage de Tahar Rahim. Pourquoi avoir choisi de débuter le film de cette manière ?
Kiyoshi Kurosawa : Tout d’abord, merci beaucoup de l’avoir remarqué ; cela me fait plaisir car je ne savais pas si ce plan était pertinent jusqu’à la dernière minute de sa validation. Je ne visais pas quelque chose de précis avec ce plan dans cette gare, avec ces travaux, ce héros qui se rend quelque part… je voulais le placer dans un paysage de la réalité ordinaire pour l’emmener vers la fiction. Et c’est cela que j’ai essayé d’exprimer dans ce premier plan. J’espère aussi, à travers cette séquence, montrer la précarité du personnage et sa solitude.
Pourquoi la décision de tourner en France ? Etait-ce prévu depuis le début où vous avez d’abord pensé à le faire au Japon ?
Le processus qui a mené à la réalisation du film a été assez complexe. C’est un projet que je n’ai jamais cherché à tourner au Japon. En fait, il y a près de 20 ans, on m’avait proposé de tourner un film d’action en Angleterre. Je n’étais pas très au courant de la situation dans ce pays, j’imaginais plutôt un film qui se passe en Europe, une histoire de fantômes. Finalement, ce projet n’a pas vu le jour et c’est beaucoup plus tard qu’on m’a proposé de tourner un film en France. J’ai donc transposé ce projet qui devait se tourner en Angleterre et qui était dans un placard.
Avec Vers l’autre rive, vous reveniez à votre thème fétiche, le fantôme à travers une adaptation de roman ; cette fois, il s’agit d’un scénario original et vous avez décidé d’explorer une nouvelle fois la frontière entre les vivants et les morts. Vous restez fasciné par la figure du revenant...
Ce projet est né il y a longtemps, comme je vous le disais, on m’avait proposé il y a 20 ans de faire un film d’horreur en Angleterre ; c’était une époque où la Japan Horror se développait beaucoup à l’étranger. Concernant Vers l’autre rive, il s’agissait d’un mélodrame dans lequel apparaissait un fantôme, nous n’étions plus dans l’horreur. Ce film m’a permis de m’éloigner de ce genre tout en gardant le thème du fantôme.
Le tournage du Secret de la chambre noire s’est déroulé après celui de Vers l’autre rive et dans ce film, il reste des éléments de l’horreur mais on s’en éloigne peu à peu pour aller vers une histoire de fantômes sous une forme qui n’existait pas jusqu’ici. Je pense que c’est un film où ce concept d’histoire de revenants évolue, est en transformation. Ces dernières années, je suis dans une période où j’ai envie de tester toutes les possibilités qui s’offrent à l’histoire de fantômes lorsqu’on s’éloigne du genre qu’est l’horreur.
En faisant un film en France, en tant qu’étranger, j’avais conscience que je ne serais pas capable de représenter avec exactitude ce qu’est la société française.
Le personnage de Jean est un homme en marge, il vit de petits boulots, dans un appartement miteux, en rêvant d’être riche. Finalement, n’est-il pas une sorte de fantôme social ? Est-il la critique que vous faites du monde individualiste et capitaliste d’aujourd’hui qui nous réduit tous à l’état de fantômes vivants ?
Ce n’est pas forcément une critique que je voulais faire. En faisant un film en France, en tant qu’étranger, j’avais conscience que je ne serais pas capable de représenter avec exactitude ce qu’est la société française. Quand je réfléchissais au personnage de Jean, qui est dans une situation précaire, n’a pas de perspectives d’avenir, qui ne sait pas vers où il va, qui est très seul, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de jeunes dans la même situation à Tokyo. Finalement, c’est une situation typique que connaissent tous les jeunes qui vivent dans les grandes villes. Je pense que cela peut parler à n’importe quel pays.
Tahar Rahim est notamment connu pour son rôle très dur et viril dans Un Prophète. Dans votre film, il sonde une autre facette de sa palette de jeu et se montre très sensible. Comment avez-vous su amener le comédien vers cela ?
J’ai découvert Tahar Rahim dans Un Prophète justement. C’est la première fois que je le voyais et je me suis dit que c’était un acteur très intéressant. Bien avant que mon projet ne se réalise, j’avais donc découvert Tahar Rahim. Effectivement, son rôle est très viril dans ce film. Quelques années plus tard, j’ai eu l’occasion de le rencontrer au Festival de Deauville où il faisait partie du jury. Je l’ai reconnu et je me suis dit que j’aimerais bien aller lui parler.
Quand nous avons pu parler, je me suis rendu compte qu’il était complètement différent de son image dans Un Prophète, il était plutôt timide, gentil, intelligent. Il avait vraiment toutes sortes de facettes. Cette complexité m’a beaucoup attiré. Quand mon projet s’est concrétisé, j’ai tout de suite pensé à lui. Je me suis dit qu’un acteur qui a autant de facettes était vraiment digne d’incarner ce rôle.
Par ailleurs, vous avez dû le remarquer en voyant le film, dans une première partie, Jean est quelqu’un de très seul, très intérieur. spoiler: Puis dans une deuxième partie, il devient quelqu’un d’un peu mauvais, qui va comploter des choses pour terminer comme un jeune garçon pur qui veut vivre pour Marie. Ce personnage évolue donc en 3 étapes et c’est aussi pour cela que c’est un rôle difficile ; et Tahar est parvenu à l’interpréter avec brio.
J’ai fait entièrement confiance à mon équipe. D’un certain point de vue, c’était même plus confortable qu’un tournage au Japon.
Comment avez-vous travaillé avec les comédiens français ? La barrière de la langue n’a-t-elle pas été trop problématique ?
Tout passait évidemment par une traductrice. En fait c’était très confortable même si je ne comprenais les nuances des répliques des acteurs. Je demandais aussi aux gens autour de moi ce qu’ils en pensaient. L’acteur demandait également parfois à refaire certaines prises. J’ai fait entièrement confiance à mon équipe. D’un certain point de vue, c’était même plus confortable qu’un tournage au Japon.
Avant de commencer le tournage, j’étais assez tendu, j’avais peur qu’on ne comprenne pas mes intentions malgré la traduction. Le premier jour, j’ai donc expliqué ce que je voulais faire, l’équipe et les acteurs m’ont écouté très attentivement et m’ont dit qu’ils comprenaient parfaitement. J’ai donc été très heureux et soulagé que mon message passe bien.
Constance Rousseau, qui incarne Marie, a une présence à la fois sensuelle et spectrale, l’avez-vous choisi pour cela ?
Je pense qu’est un coup du destin, je ne peux pas le dire autrement. Quand on a commencé à travailler sur projet et que je me demandais qui incarnerait le rôle de Marie, j’étais encore au Japon. Le hasard a voulu que je voie un film avec Constance et Vincent Macaigne, Un Monde sans femmes. Quand j’ai vu Constance à l’écran, je me suis dit, Marie est là ! Du coup, quand je me suis rendu à Paris pour le casting où je devais voir une trentaine d’actrices, j’ai demandé à la voir.
C’était vraiment l’actrice qui l’intéressait le plus. Je me demandais si elle accepterait de tourner avec un réalisateur japonais,
spoiler: de camper un personnage qui s’avèrera être un fantôme.
La première fois que je l’ai rencontré j’étais donc assez tendu. Mais j’ai constaté avec étonnement qu’elle connaissait bien mon cinéma et qu’elle adorait mes films de fantômes. Sans lui expliquer quoi que ce soit, elle avait déjà compris tout ce que je voulais et cela m’a beaucoup étonné.
Constance Rousseau, comment avez-vous réagi quand Kurosawa vous a contacté ?
Constance Rousseau : En fait, c’est mon agent qui m’a appelé et qui m’a demandé si je connaissais Kiyoshi Kurosawa. J’étais très fan de son cinéma et je me suis demandé pourquoi un réalisateur comme lui s’intéresserait à moi. Je suis donc allé passer le casting en me disant qu’au moins j’aurais discuté une fois dans ma vie avec lui. Du coup, on a parlé assez longtemps, j’étais très contente, j’étais comme une fan qui rencontrait son réalisateur préféré.
J’aime énormément Tokyo Sonata. J’adore aussi Kaïro, je crois que je n’ai jamais eu aussi peur au cinéma. C’est un film qui continue de me faire encore très très peur. J’aime aussi énormément Retribution, c’est un film qui me bouleverse.
La barrière de la langue était-elle un problème pour vous sur le tournage ?
Ça ne m’a vraiment pas du tout gêné. C’est une question qui intrigue beaucoup de gens mais en réalité, tout devient beaucoup plus efficace. On ne peut pas se permettre de dire tout et n’importe quoi et finalement, c’est un gain de temps assez fou. Puis je trouvais assez beau d’être avec un cinéaste dont je ne comprends pas la langue car ça entretient une forme de mystère.
Jacques Tourneur est un réalisateur que j’aime énormément. Il est très important pour moi.
Kiyoshi, dans le film, ce qui est frappant, c’est aussi la notion de hors-champ, qui est une notion centrale dans votre filmographie, notamment par les jeux d’ombres et de lumières, est-ce que c’est quelque chose qui vous vient de votre admiration pour le cinéma de Jacques Tourneur ?
Kiyoshi Kurosawa : En effet, c’est un réalisateur que j’aime énormément. Il est très important pour moi. Ses films étaient en noir et blanc et il est difficile d’obtenir le même effet en couleurs ; mais cette pénombre sans fond qui caractérise son cinéma me donne envie d’essayer de parvenir à quelque chose de similaire dans mes films.
Vous avez déclaré dans une interview : « Au Japon, il m’arrive souvent d’avoir l’impression que le cinéma est à l’agonie. Il se dirige vers une fin tragique et il ne pourra plus redevenir ce qu’il était à l’origine. » Est-ce que finalement, le cinéma n’est pas déjà mort et que son fantôme erre dans notre monde comme dans vos films ? Plus largement, pourquoi cette idée de « cinéma à l’agonie » ?
Je ne sais si je l’ai dit dans des termes aussi forts et aussi tragiques mais effectivement, je pense que le Cinéma est dans une situation très critique depuis plusieurs années. Je pense cela pour une raison très simple : l’an dernier, 400 films sont sortis au Japon et l’industrie du cinéma a fait des bénéfices records. Pourtant, parmi ces 400 films, seule une dizaine a contribué à ce succès. Le monde du cinéma se réjouit de ces bénéfices mais cela entraîne un désintérêt pour le reste des productions car il suffit de 10 films pour faire des entrées. Du coup il y a un fossé très profond qui se crée entre ces 10 films et les 390 autres.
La situation est la même aux USA où il y a quelques productions très riches et le reste devient presque inutile. Du coup, se fier uniquement à ces 10 films qui marchent est une situation qui ne peut pas durer éternellement. Le jour où ces 10 œuvres ne marcheront plus et qu’ils n’y aura plus les 390 autres, nous serons dans une situation très dangereuse.
Lors de la sortie de Vers l’autre rive, vous révéliez ne pas être à l’aise avec les scènes d’amour. Vous en filmez de nouveau une dans Le Secret de la chambre noire, est-ce que votre approche de ce genre de séquences a changé ?
Je pense avoir réussi à filmer une scène belle et marquante avec ce film. À l’origine, elle n’était pas du tout dans le scénario et je n’avais pas l’intention d’en tourner une. En réalité, c’est Tahar Rahim et Constance Rousseau qui m’ont proposé de tourner une scène comme ça. Ils m’ont convaincu que cela serait tout à fait plausible dans la situation des personnages.
Kiyoshi Kurosawa nous emmène en voyage Vers l'autre rive : Entretien avec le cinéaste japonaisIls m’ont dit qu’ils aimeraient bien la faire et qu’au pire, si ce n’était pas bien, je pouvais ne pas la garder au montage. « Si vous y tenez tant, pourquoi pas », j’ai répondu. Plus tard, j’ai compris que j’avais bien fait d’accepter cette proposition. Elle apparaît de manière tout à fait naturelle dans le film. S’ils n’avaient pas fait cette suggestion, cette scène n’aurait jamais existé.
Constance Rousseau, pourquoi avez-vous proposé à Kiyoshi de tourner une scène d’amour ?
Cela nous a beaucoup coûté, à Tahar Rahim et moi, de proposer ça à Kiyoshi Kurosawa car nous ne sommes pas à l’aise avec ces scènes, on n’aime vraiment pas ça. On en a beaucoup discuté tous les deux en se disant qu’on allait lui proposer tout en lui soumettant nos limites. Du coup il a fallu parler de ces choses de manière très crue et cela nous a finalement beaucoup fait rire. Pour éviter d’être mal à l’aise, on en parlait très crûment. Cette scène n’est pas du tout anecdotique, elle est nécessaire. Tahar et moi, on avait besoin de ce point culminant d’incarnation.
Après cette scène, la fin prend encore plus d’ampleur.
spoiler: De plus, on fait un pas dans l’étrangeté car ça reste très bizarre de faire l’amour à un fantôme.
Je trouve cette scène sublime. Nous l’avons tourné en une seule prise et j’ai un souvenir assez ému du tournage de cette séquence. Tout le monde était très gêné (rires). Je trouve aussi très beau que la musique cesse au moment de la scène d’amour. C’est très courageux car ça aurait été tellement plus simple de laisser la musique sur cette séquence en l’intégrant avec ce qui a précédé. Le fait que la musique s’arrête, qu’on entende nos respirations, ça rend la scène tellement réelle et tellement plus forte que si la musique avait été présente.
Kiyoshi, on parlait au début du premier plan du film, cette fois, un mot sur la fin :
spoiler: pourquoi avez-vous choisi de finir sur Jean, en pleurs, parlant tout seul dans sa voiture à une Marie qui est définitivement partie ?
Kiyoshi Kurosawa : Dès l’étape du scénario, j’avais décidé que mon film se terminerait comme ça.
spoiler: Que Marie soit visible ou non, elle existe toujours pour Jean. Il a dû admettre sa mort une première fois au cours du film et elle reste malgré tout toujours aussi visible en lui. C’est cela que j’ai voulu exprimer dans cette dernière scène.
spoiler: Dès le début du projet, je souhaitais que ça se termine dans la voiture. Ça me paraissait un bon moyen de montrer, à travers ce siège vide, qu’elle n’est pas visible à l’œil nu, mais qu’elle existe quand même dans le cœur de Jean.
Avez-vous un prochain projet en route ? Creepy va sortir en France ?
Un distributeur français a acheté les droits pour sortir Creepy en France mais il met du temps à décider de la bonne date de sortie. C’est un psycho-thriller assez gore du coup, il se demande sûrement de quelle manière il va pouvoir le sortir en France.
J’ai terminé un autre film l’été dernier au Japon. C’est un film plus commercial que Le Secret de la chambre noire ou Vers l’autre rive. Je ne peux pas trop en dévoiler le contenu mais sachez qu’il sera question d’extraterrestres et non plus de fantômes.