Allociné : "Noces" se différencie de vos deux précédents films "Le Monde nous appartient" et "Michael Blanco". Qu’est-ce qui vous a poussé à aborder des sujets comme le mariage forcé et l’avortement ?
Stephan Streker : Ce n’est pas vraiment le "sujet" qui m’a intéressé, mais bien l’histoire que j’ai trouvée d’emblée extraordinaire à raconter. Je me suis intéressé avant tout à l’intime de chacun des intervenants de cette tragédie, qui sont tous le siège d’enjeux moraux très puissants. Les liens qui unissent les membres de la famille sont des liens d’amour sincère. Et pourtant, tout le monde est écartelé. A commencer évidemment par Zahira entre ses aspirations à une liberté légitime et son amour pour sa famille dont les membres se trouvent être aussi ses geôliers. Je me suis attaché à comprendre tous les personnages : Zahira, bien sûr, mais aussi son frère, son père, sa mère, sa grande soeur, etc.
Jean Renoir disait qu’il n’y avait jamais de méchants dans ses films parce que chacun a toujours ses raisons. Lors de l’écriture, je m’étais fixé une ligne de conduite : commencer et terminer chaque scène par le point de vue de Zahira. Le film, c’est elle, c’est son ressenti. Et si Zahira était absente de la scène, il fallait commencer et terminer par le point de vue d’Amir. Et si Zahira et Amir étaient absents de la scène… alors il fallait que j’élimine purement et simplement la scène. En cinéma, tout est à mes yeux une question de point de vue. Quand j’écris, ce sont toujours les dialogues qui viennent en premier. Et certains d’entre eux ont bien sûr été directement inspirés par mes rencontres avec les membres de la communauté pakistanaise de Belgique.
Zahira, qui est Belge d’origine Pakistanaise, est aussi divisée entre ses devoirs familiaux et son propre désir de liberté. Mais pour vous, était-il important de montrer aussi, la difficulté de chacun à respecter les traditions culturelles à notre époque ?
Il était très important pour moi d’être irréprochable du point de vue de la culture pakistanaise et de sa représentation à l’écran. Ce sont mes coproducteurs mais aussi les Pakistanais de Belgique qui m’ont permis de ne pas rester à la surface du sujet et de creuser en profondeur les faits et les personnages. On avait d’ailleurs en permanence sur le plateau une consultante pakistanaise qui m’a accompagné de la préparation jusqu’au dernier jour du tournage. Elle m’a permis d’être précis jusque dans les moindres détails, des tenues vestimentaires aux coiffures mais surtout en passant par la manière de parler. Comment une fille s’adresse à son père, à sa mère, etc. ? Quand parle-t-on français ? Quand passe-t-on au ourdou ? Le mariage via Internet qu’on voit dans le film est ainsi totalement fidèle à la réalité.
Lina El Arabi, qui interprête Zahira, est très réaliste. Comment vous est venu ce choix pour ce personnage de femme forte ?
Dans mon esprit, je devais d’abord trouver l’interprète de Zahira, puis construire la famille autour d’elle. Alors que, finalement, Lina El Arabi fut la toute dernière que j’ai choisie. Je dois avouer que je n’ai jamais autant souffert de ma vie professionnelle que sur ce casting. Je me souviens m’être dit : on ne la trouvera jamais ! (Rires) Il me fallait une comédienne qui soit digne d’être une héroïne. Il me fallait une grande tragédienne. Je disais à mes producteurs : "C’est Elizabeth Taylor qu’il nous faut." (Rires) Plus sérieusement, je voulais une actrice qui ne baisse pas la tête, qui ait un port de tête haut. Lina avait passé une audition pour Zahira à Paris, lors de l’une des rares journées où je n’avais pas été présent. Et elle n’avait marqué les esprits de personne, noyée dans la masse.
Pendant une nuit d’insomnie, j’ai décidé de revoir tous les essais vidéo de toutes les comédiennes écartées. Et là, Lina m’a intrigué… alors qu’honnêtement, l’audition elle-même n’était pas spectaculaire. Je l’ai appelée le lendemain, soit six mois après son premier passage, pour qu’elle vienne passer des essais à Bruxelles. En travaillant avec elle, j’ai découvert quelqu’un de très à l’écoute, de vulnérable et de très fort à la fois et qui, surtout, avait une capacité à s’abandonner dans le travail. Et puis elle a ce regard qui vous transperce par son intelligence. J’ai donc pris la décision de l’engager à seulement une semaine du début du tournage. Et elle a effectué un travail colossal en sachant qu’elle allait devoir être présente trente jours sur les trente-et-un jours de tournage.
Le film a été acclamé par plusieurs festivals autour du monde, notamment en France avec deux prix à Angoulême. Comment anticipez-vous son accueil au Pakistan ?
Le film est coproduit par une société pakistanaise et c’est assez normal : cette problématique évoquée dans le film, tout le monde au Pakistan la connaît. Chacun a un membre de sa famille ou une connaissance d’origine pakistanaise qui vit en Occident et qui y a des enfants… Lors de sa première internationale à Toronto, Noces a été vu par de nombreux Pakistanais de la ville et ils étaient très émus à la sortie. Mais j’ignore comment le film sera reçu là-bas. Sachez en tous cas que l’Imam qu’on voit dans Noces est, dans la vie, un "vrai" Imam pakistanais. Anecdote amusante et qui nous a tous rendus assez fiers : ce n’est qu’à la fin de sa journée de tournage que l’Imam a compris que les acteurs qui jouaient la scène du mariage n’étaient pas tous pakistanais. C’était une sorte de preuve ultime que, de ce point de vue-là, on avait tous bien travaillé.
J’ai cherché à raconter cette histoire de mon point de vue personnel mais sans jamais guider le spectateur vers ce qu’il "fallait" penser. Le point de vue est l’affaire du cinéaste. Mais le jugement est l’affaire du spectateur. C’est son "travail". Et j’ajoute que le jugement d’un spectateur sur un film en dit souvent plus sur ce spectateur que sur le film lui-même. Le plus important pour moi était justement de laisser le spectateur libre et intelligent. Quitte à ce qu’il soit, par instants, déstabilisé. Et cela vaut pour les spectateurs de partout, qu’ils soient Pakistanais ou non.