On le dit ingérable. Plus intéressé par un aigle que dans le ciel ou le vent qui caresse des hautes herbes que la scène qu'il est supposé tourner. Et si toutes ces rumeurs sur lesquelles la légende Terrence Malick s'est construite étaient fausses ? Réponse avec Nicolas Gonda, son producteur depuis Le Nouveau monde, rencontré à l'occasion de la présentation de Knight of Cups au dernier Festival de Deauville.
AlloCiné : Comment avez-vous rencontré Terrence Malick et entamé votre collaboration ?
Nicolas Gonda : J'ai d'abord travaillé pour Focus Features lorsque j'étais à la fac, à New York. Comme stagiaire dans un premier temps, puis j'ai gravi les échelons et j'ai rencontré son agent de l'époque, Rick Hess. A ce moment-là, je savais que je voulais collaborer de près avec quelqu'un que j'admirais et respectais profondément, avoir un mentor, et les films de Malick ont toujours changé ma vie grâce aux émotions et pensées qu'ils éveillaient en moi depuis mes 12 ans.
J'étais donc déterminé à l'idée de travailler avec lui, et c'est grâce à Rick Hess que j'ai décroché mon premier job à ses côtés, en devenant son chauffeur. Je l'ai conduit pendant plusieurs mois, ce qui nous a permis d'établir une relation et une compréhension, et c'est ainsi que j'ai pu comprendre ce dont il avait besoin et ce qu'il voulait de la part d'un producteur.
Petit-à-petit, j'ai sauté sur n'importe quelle opportunité : d'abord sur Le Nouveau monde, où j'ai acquis les droits musicaux et supervisé la musique ; puis sur The Tree of Life, où je l'ai aidé sur les différents éléments de préparation, de développement et le planning budgétaire. Au final, il m'a fallu être au bon endroit au bon moment, avec une envie de travailler très dur pour que le travail soit bien fait.
On imagine qu'être le producteur de Terrence Malick n'a rien à voir avec le fait de produire un réalisateur plus traditionnel.
Oui. Je pense qu'il y a des similitudes et des différences. Chaque producteur doit avoir des connaissances fondamentales en termes de bugétisation, de planification, de financement et de distribution. Mais il faut être agile au sein de ces subdivisions lorsque l'on travaille sur un film de Terrence Malick, et faire en sorte que les structures soient construites pour servir son processus, et pas l'inverse. Sa façon de faire ne peut pas être dictée par des structures déjà en place et des financements pré-établis.
L'avantage actuellement, c'est que nous avons autour de lui l'équipe de Film Nation, qui est l'une des meilleures agences commerciales du monde. Et des gens comme Jack Fisk [chef décorateur, ndlr] ou Emmanuel Lubezki [directeur de la photographie, ndlr], qui le comprennent très bien sur le plateau. Une communauté a été assemblée, et mon travail en tant que producteur est de faire en sorte que ces personnes soient protégées et que les ressources disponibles soient là pour les servir, pour faire des films de façon responsable et tels que Terrence Malick les voit.
Les tournages de Terrence Malick sont très organisés
A quoi ressemble l'un de ses projets lorsqu'il vous le présente ? S'agit-il de quelques notes d'intention, ou d'un scénario complet ?
Tout dépend du film. Pour The Tree of Life, il y avait un scénario très élaboré, alors qu'il s'agissait plus de traitements pour ses projets plus récents. Mais ça ne l'a pas empêché, dans ces cas-là, d'écrire des centaines de pages pour explorer différentes scènes, sans avoir les mains liées par la forme classique d'un scénario. Il travaille ensuite directement avec les acteurs, en leur donnant des pages et des informations pour les aider à comprendre leur rôle, leur personnage. Terrence Malick est un auteur profondément passionné. Il aime écrire mais son approche dépend vraiment de ce qu'il juge approprié pour un projet.
Terrence Malick est connu pour filmer selon son instinct, donc on imagine qu'il n'y a pas de planning précis pour ses tournages. Est-ce vrai ?
Non, nous avons toujours un planning très précis. Et même s'il est très créatif, Terry est également très responsable, donc il peint toujours sur la toile, jamais à côté. Il a un planning très précis qu'il respecte, et il n'y a généralement pas de dépassement. Et nous travaillons pendant des jours bien spécifiques, de façon à ce que l'équipe ait le temps de se reposer, car nos tournages sont très intensifs vu que nous nous déplaçons beaucoup. Les gens imaginent qu'il fait ça de façon organique et hasardeuse, mais les tournages de Terrence Malick sont très organisés et calculés.
Et il n'a pas besoin de faire des reshoots ?
Non, ou en tout cas pas de manière imprévue. Nous allons parfois prévoir de faire des plans supplémentaires pour capturer une saison différente ou montrer le vieillissement d'un personnage, si c'est important pour le rôle ou le film. Mais, en général, nous tournons tellement pendant les prises de vues principales qu'il n'est pas nécessaire d'y retourner pour en avoir encore plus.
On a en effet le sentiment qu'il a tourné pendant des centaines d'heures sur "Knight of Cups", tout comme on aperçoit des affiches de films sortis il y a trois ans ("Man of Steel", "Magic Mike"...) qui nous font comprendre à quel point le montage a été long. Est-ce que le planning de montage est faussement libre lui aussi ?
Oui, c'est l'idée. Afin de travailler de façon responsable, nous établissons un planning qui ne presse pas Terry et lui permet d'aller à son rythme. Nous avons toujours été dans les temps, car nous avions prévu une marge assez large. Nous n'avons jamais été en retard, nous avions prévu que cela prendrait aussi longtemps.
Le casting de "Knight of Cups" est impressionnant, plus encore que dans ses précédents films, et on sent que le tout-Hollywood se presse pour jouer devant sa caméra. Est-ce que les acteurs consentent à des efforts financiers ?
Je ne peux pas vous parler d'argent. Mais Terry a acquis beaucoup de sagesse à ce stade de sa carrière, et peu de réalisateurs ont ce même degré d'expérience dans le monde aujourd'hui, et nous sommes tous contraints de travailler de façon extraordinaire. Mais je ne peux évoquer l'argent et les contrats.
Quel est le plus gros défi lorsque l'on travaille avec Terrence Malick ?
Le plus gros défi, et c'est aussi ce qu'il y a de plus gratifiant, c'est qu'il faut toujours s'attendre à être surpris. Que l'on soit producteur, acteur ou membre de l'équipe technique, la capacité à poursuivre un moment qui se suffit à lui-même et à ne pas se restreindre à une idée préconçue sur ce que la journée ou la scène doit être est priomordiale.
Cela requiert beaucoup d'agilité et une faculté à pouvoir s'organiser rapidement, de façon à ce que les producteurs sachent comment avancer responsablement, que l'équipe technique comprenne ce dont elle a besoin pour répondre à ce que Terry et Chivo [surnom d'Emmanuel Lubezki, ndlr] veulent, et que les acteurs puissent se lancer.
Il faut donc être agile, et c'est un défi. Mais c'est aussi l'une des choses les plus excitantes qui soient, car travailler sur un film de Malick, c'est comme un ballet, comme une danse. Ça n'est pas comme sur les autres plateaux, où vous restez assis, puis vous vous levez, et où vous êtes dans une zone de confort. Chez Terrence Malick, c'est comme un événement sportif. Vous devez toujours réagir aux circonstances dans l'instant.
Terrence Malick est aussi célèbre grâce aux acteurs qui ont finalement été coupés au montage de l'un de ses films. Qui est celui qui doit le leur annoncer ?
C'est à la fois moi, ma partenaire de production Sarah Green et Terry. Mais nous sommes toujours francs avec les acteurs et ils savent qu'il y a cette possibilité, en faisant un film de Terrence Malick et compte tenu de la nature du processus. Ils sont généralement très compréhensifs, car ils savent que, dans ce cas, le plus important n'est pas forcément la destination du voyage, mais l'expérience acquise en travaillant de cette façon, tout en étant conscient du risque inhérent de ne pas être dans le montage final.
C'est excitant de vivre à la même époque qu'un réalisateur comme lui
Comprenez-vous les critiques envers ses films ? Ou pensez-vous que ces réactions sont dues au fait qu'ils sont très différents de ce que l'on voit généralement aujourd'hui, où tout doit être surligné ?
Si vous regardez les critiques de ses premiers films, La Balade sauvage et Les Moissons du ciel, certaines étaient très passionnées et parlaient de la naissance d'un nouvel auteur, quand d'autres condamnaient son anticonformisme et son refus d'adopter un style traditionnel. Mais ses films génèrent une réponse forte et c'est ce que je trouve beau avec eux. Quoiqu'il arrive, ça reste une expérience qui vaut le coup d'être vécue.
Sur le plan historique, ses films sont considérés comme extraordinaires par rapport à l'époque à laquelle ils ont été faits. Mais au moment de leur sortie, ils génèrent des débats passionnés. Même The Tree of Life : avant que nous ne remportions la Palme d'Or à Cannes, il y a eu des critiques qui le condamnaient, des huées et même des pugilats en dehors du Palais des Festivals. Que l'on aime ses films ou pas, il faut reconnaître que l'expérience de visionnage est extêmement gratifiante et qu'on n'en fera peut-être plus de cette façon. C'est excitant de vivre à la même époque qu'un réalisateur comme lui et c'est ce que d'autres ont dû ressentir lorsqu'Orson Welles ou Stanley Kubrick étaient en vie.
Que pouvez-vous nous dire sur son prochain film, "Weightless" ?
J'ai pu en voir un premier montage, et c'est extraordinaire. Le synopsis officiel parle d'un triangle amoureux au sein de la scène musicale d'Austin, avec des acteurs aussi extraordinaires que Rooney Mara, Michael Fassbender, Cate Blanchett, Ryan Gosling ou Natalie Portman. Plusieurs de ces acteurs étaient d'ailleurs dans Knight of Cups, et Weightless ressemble à un shoot d'adrénaline.
Il y a une énergie que vous n'avez jamais vue dans un film de Malick auparavant, et des thèmes qu'il n'avait encore jamais explorés. C'est excitant de le voir continuer à se défier lui-même, pour créer de nouvelles expériences que les spectateurs devraient vraiment apprécier. Je n'ai jamais vu un film comme celui-ci dans ma vie.
"Knight of Cups" et "Weightless" ont-ils été réalisés conjoitement ?
Oui, nous avons tourné les deux films à la suite, et ils ont été montés l'un après l'autre. Nous avons ainsi pu profiter du fait d'avoir Natalie Portman ou Christian Bale.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 11 septembre 2015