"Il m'a fallu toute la matinée pour arriver à me replonger dans le film", nous dit Lenny Abrahamson en préambule, au sujet de Frank. Et pour cause : présenté à Sundance l'année dernière, cet OVNI emmené par un Michael Fassbender masqué a ensuite fait la tournée des festivals avant de sortir aux Etats-Unis à la fin de l'été 2014.
Son réalisateur n'en avait plus parlé depuis, et même tourné son prochain long métrage, mais a dû remettre le couvert à l'occasion de la promotion française. Et force est de constater qu'il avait réussi à s'immerger à nouveau dedans au moment de répondre à nos questions.
AlloCiné : "Frank" est un film très difficile à décrire avec des mots. Comment le scénario était-il écrit, et quelle a été votre réaction en le lisant ?
Lenny Abrahamson : Je suis content que vous disiez ça, car Frank est effectivement difficile à décrire. Donc si quelqu'un me demande de lui dire ce dont il s'agit en quelques phrase courtes, c'est très compliqué car le film mélange les tons, les thèmes et les idées. Il m'est plus facile de raconter les débuts du projet. Quand j'ai lu le scénario, certains aspects étaient déjà présents, et d'autres très différents : le récit se déroulait pendant les années 80, le parcours de Jon (Domhnall Gleeson) n'était pas le même et il y avait une toute autre fin.
Quand je lis un scénario ou que je pense à une idée, j'ai souvent des images qui me viennent en tête. Dans le cas de Frank, j'ai trouvé qu'il y avait quelque chose de potentiellement magnifique dans ce personnage complètement dingue qui essaye de faire quelque chose de très sérieux, ce qui me correspond aussi bien qu'à n'importe qui d'autre : nous sommes tous plus ou moins ridicules sur de nombreux aspects, mais cherchons désespérément à faire quelque chose qui ait de la valeur.
Donc c'est l'image de ce personnage complètement perdu et affublé d'une énorme tête qui m'a marqué et donné envie de rencontrer les scénaristes. Nous avons discuté et nous sommes bien entendus, et il nous a semblé qu'il y avait davantage à explorer ensemble. Et c'est ainsi que les choses ont débuté. Il nous a fallu un peu de temps avant de parvenir à un scénario prêt à tourner, ainsi que sur la musique, donc le processus a été assez long.
Vous parliez des images qui vous viennent à l'esprit. En a-t-il été de même avec les sons sur ce projet ?
Ça m'a pris plus de temps car c'était plus difficile. Avant que Stephen Rennicks, le compositeur, ne soit impliqué, nous avons eu des conversations sans fin avec les scénaristes, pour décider quelle musique nous allions utiliser. Et il nous a toujours paru erroné que de se servir d'un genre ou d'un style précis. Il fallait qu'il y ait davantage ce côté expérimental et collectif, que nous cherchions moins à écrire des chansons qu'à faire des découvertes musicales. Cela peut paraître ridicule et prétentieux, mais ça marche dans le film et nous a conduit à de super musiques.
Je pense que nous sommes parvenus à ce que nous cherchions : une musique sans genre précis. Nous ne voulions pas un groupe allemand qui fait juste du bruit, alors que la blague aurait été facile à faire en prenant un groupe dissonnant sans aucune mélodie. Mais cette blague ne fonctionne qu'une fois, et c'est fini. Mais je ne voulais pas que le groupe soit une blague. Je voulais qu'il soit tout près d'être brillant. Notre travail, avec le compositeur, a donc été de créer un son auquel on peut croire en voyant le film.
Les acteurs étaient capables de jouer ensemble
Des musiques ont-elles été improvisées sur le plateau, ou est-ce l'impression que l'on a en voyant le film ?
C'est surtout une impression : à part 1 ou 2 morceau(x) que le groupe a continué(s), car les acteurs étaient capables de jouer ensemble, tout était écrit. Mais je suis très content que l'on me dise que ces scènes paraissent être spontanées.
Michael Fassbender était-il déjà sur le projet lorsque vous avez été engagé ?
Non. Aucun des acteurs n'avait été embauché lorsque je suis arrivé, et le scénario n'était pas terminé. A l'époque, le personnage de Clara était un homme appelé Klaus, un rocker allemand dont on retrouve quand même la folie à la Klaus Kinski dans la performance de Maggie Gyllenhaal. Michael est arrivé environ 8 mois avant le début du tournage, lorsque son agent nous a dit qu'il avait lu et adoré le scénario, et qu'il était intéressé par le projet.
Nous avons donc discuté avec lui, et il nous paraissait intéressant de prendre un visage aussi beau que le sien pour le cacher. C'est un personnage qui pouvait être dangereux, car entre de mauvaises mains, il pouvait devenir une espèce de Michael Jackson innocent et joueur. Mais Michael lui a apporté beaucoup de masculinité, et il est devenu plus brut, en plus de servir le scénario en retour.
Quel est le secret de Frank ?
Avez-vous cherché dès le début à avoir une star sous le masque de Frank ?
Non et nous pensions même, à un moment, chercher un inconnu pour le rôle. Sauf que trouver un acteur brillant et assez charismatique, mais peu connu, pour réussir à vous attirer malgré ce masque, c'est quelque chose de très difficile. Et sur le plan thématique, j'aime l'idée de séparer un acteur de la marchandise que représente son visage, en sachant que Frank confronte l'intérieur à l'extérieur, l'authenticité à la fausseté.
Beaucoup d'acteurs connus sont prisonniers de leur visage, car on les reconnaît dès qu'on les voit, et il me semblait agréable de libérer Michael en le laissant jouer librement derrière ce masque. Il a beaucoup aimé ce processus qu'il a trouvé libérateur. C'est un bon exemple de ces choses qui arrivent, et qui nous permettent de découvrir d'autres choses à travers elles. Et là, tout le sens du film vient du fait que ce soit Michael derrière le masque.
Et nous pouvons ainsi voir le film comme une métaphore sur les difficultés qu'un artiste peut avoir avec son image, qu'il soit chanteur ou acteur.
Oui bien sûr, c'est une métaphore. Mais c'est aussi un avertissement sur le fait qu'il ne faut pas confondre un artiste avec son image. Dans Frank, Jon imagine que la personne qui fait cette musique qu'il aime est forcément incroyable, mais il se retrouve face à quelqu'un plein de problèmes. Et c'est pour cette raison que ses dernières illusions de gloire s'envolent à la fin lorsqu'il comprend que génie = folie = beauté.
J'ai lu que Michael Fassbender avait rencontré quelques difficultés pendant le tournage, car il ne pouvait à peine voir ou entendre ses partenaires pendant le tournage, à cause de son masque. Cela signifie-t-il que vous n'avez pas pu le laisser improviser ?
Non car au-delà de ça, il a vraiment aimé ce procédé et la liberté que ça lui a donné. Au bout d'un moment, il s'est dit qu'il était dans le personnage, et que si ce dernier ne voyait pas les autres, il n'en avait pas besoin non plus. Il s'est donc adapté aux difficultés propres à cette tête et de mon point de vue, en tant que réalisateur, j'ai toujours eu le sentiment de diriger le personnage, qui porte une fausse tête. Et ce que je trouve fascinant, c'est que le masque finit par devenir expressif et on peut y lire des émotions. Michael s'est, ainsi, très facilement intégré dans le drame sans qu'il ne me faille changer ma mise en scène de son personnage par rapport aux autres.
Vous parliez de liberté, qui est vraiment au coeur de "Frank" car les personnages la recherchent, et la mise en scène et le récit sont libres. Mais est-ce qu'un film aussi libre n'effraie pas les producteurs ?
Vous êtes le premier à poser cette question (rires) Un film de ce type est généralement plus difficile à faire, mais ça a été avec les producteurs, puisque ce sont de bons amis, et que la compagnie Film 4 soutient beaucoup les réalisateurs. Mais c'est techniquement compliqué de faire un film qui paraisse aussi libre : les changements de ton ou de direction dans le récit doivent être cadrés sous peine de virer au bazar. Il faut équilibrer les idées entre elles et mettre les choses en place de façon à ce que cela fonctionne.
Pour faire un film comme Frank, nous avons créé des espaces dans lesquels nous savions que nous pourrions jouer et faire ce que nous voulions, car la façon dont les scènes allaient être montées nous autorisaient à être joueurs, tout en sachant que nous pouvions en sortir pour raconter l'histoire d'une autre manière. Une grande partie du mérite revient au monteur, Nathan Nugent, avec qui j'ai étroitement travaillé, car il comprend les revirements et peut créer de la liberté au sein du montage, tout en gardant le contrôle sur ce qu'il se passait.
Pas une histoire sur la folie en elle-même
La folie est également l'un des éléments majeurs du film. Diriez-vous que ce dernier est plus centré sur ce thème que sur la musique ?
Oui mais ça n'est pas une histoire sur la folie en elle-même, car le film serait très différent et beaucoup plus subjectif, puisqu'il s'agirait d'explorer de l'intérieur une maladie mentale. Mais il en est question dans le sens où il essaie de saper les idées reçues pour redonner aux personnages leur dignité, un peu comme les tableaux de Pablo Picasso ou Charlie Parker. La musique apparaît alors comme une métaphore de ces actes expressifs et plaisants qui vous permettent de survivre, en sachant qu'il y a d'autres façons de donner un sens à sa vie. Frank parle donc moins de folie que des idées fausses relatives à la folie et la créativité.
On peut donc voir "Frank" comme un film sur un réalisateur ? Surtout que vous avez dit vous sentir proche du personnage.
Je me suis senti proche de Frank et de Jon, et j’ai le même sentiment à propos du cinéma que Frank vis-à-vis de la musique : je suis fasciné par ses possibilités expressives et sens que je pourrais travailler dessus pendant plusieurs vies sans complètement comprendre le média. J’ai besoin de trouver des façons de dépasser les conventions de mise en scène, mais je veux le faire pour un public donc je ne suis jamais tombé dans le cinéma purement expérimental. Mais je suis aussi excité par le cinéma que Frank dans sa recherche de nouveaux sons, et j’adorerais pouvoir passer un an dans une cabane avec un équipement pour expérimenter sur le média. Ce serait formidable.
En attendant vous avez un très beau casting. Vous a-t-il été difficile de trouver les interprètes idéaux pour les rôles ?
J’ai été chanceaux. Avec Michael déjà. Et ce dernier a beaucoup aidé, car les acteurs veulent travailler avec d’autres bons acteurs. Maggie m’a semblée parfaite pour le rôle de Clara, mais elle l’a d’abord refusé car elle ne le comprenait pas. Je suis donc allé passer une journée avec elle à New York, et elle m’a expliqué qu’elle ne voyait pas ce à quoi le film allait ressembler. J’étais donc très déçu en repartant, mais elle m’a rappelé 3 semaines plus tard, pour me dire qu’elle avait changé d’avis et me demander si le rôle était toujours disponible, car elle avait fini par le comprendre à force d’y penser.
C’est d’autant plus amusant que j’avais eu la même réaction en lisant le scénario pour la première fois : je l’avais trouvé fascinant mais ne savais pas comment le faire fonctionner à l’écran. Mais je ne pouvais pas non plus arrêter d’y penser. Pour en revenir au casting, il y a aussi Domhnall Gleeson, qui est l’ancre du film et que je connais depuis longtemps, car nous sommes tous deux irlandais. Et son audition pour le rôle de Jon était juste fabuleuse. Au final, la musique et le scénario ont été mes deux plus grosses difficultés sur Frank, car il a fallu du temps. Mais le tournage, le casting et le financement, qui prennent normalement du temps, ont été plutôt faciles.
Et le personnage de Baraque joué par François Civil, était-il déjà un Français qui ne s'exprime que dans cette langue dans le scénario ?
Oui, tout y était déjà. Nous voulions que le groupe soit, du moins au début, une caricature de groupe de pop artistique, tout le temps en train de se disputer, super sérieux et très intimidant pour Jon. Dans ce contexte, avoir un Français très beau, très cool et insondable nous offrait un bon contrepoint au personnage de Jon, qui est roux, anxieux et dénué de talent. A ses yeux, Baraque est un très bon musicien, naturellement cool, qui se fiche de tout et pense que Jon est un idiot, et son côté français paraissait important pour appuyer cela. Et pour ne rien gâcher, François est un excellent comédien, très drôle, avec qui j'aimerais retravailler en lui offrant un rôle plus important.
Son personnage montre aussi que la musique peut réunir les gens et briser les barrières de la langue, un peu comme le cinéma.
Oui c'est vrai, et nous l'avons vu pendant les répétitions : il nous fallait réunir les acteurs en amont du tournage, afin qu'ils travaillent sur la musique. En général, ceux-ci sont assez confiants vis-à-vis de ce qu'ils font, mais là c'était différent car il s'agissait de jouer de la musique, ce qui les a rendus un peu incertains. Mais c'était super car chacun a dû faire preuve d'humilité afin de mieux se lier avec les autres. Et je pense que si le casting fonctionne aussi bien, c'est notamment parce que les comédiens ont dû jouer de la musique ensemble.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 20 janvier 2015
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