AlloCine : Que ressent-on au moment de recevoir la Palme d'or ?
Nuri Bilge Ceylan : C'est un super sentiment. J'étais très honoré. J'avais déjà reçu des prix à Cannes [ndlr : Grand Prix du jury pour Uzak, Prix de la mise en scène pour Les Trois Singes, Grand Prix pour Il était une fois en Anatolie] mais recevoir la Palme d'Or, c'est complètement différent.
"Winter Sleep" est un film qui reste en mémoire. Je me suis surpris à y repenser bien après Cannes... C'est le cas pour chacun de vos films. Le choc initial et le sentiment diffus. J'ai l'impression que c'est ce que vous recherchez : à hanter le spectateur...
Oui, c'est effectivement la sensation que je recherche.
La Palme d'Or est la récompense suprême pour "Winter Sleep", que je considère comme votre "film somme". Est-ce que l'Univers vous envoie un message qu'il faut passer à autre chose ?
Je pense effectivement abandonner le cinéma ! (Rires) Plus sérieusement je pense aussi qu'obtenir ce genre de prix peut avoir une influence négative sur la suite d'une carrière. Mais au final les récompenses ne sont pas aussi "importantes" que ça. L'artiste doit chercher sa motivation ailleurs que dans les prix. C'est très bien d'en obtenir mais...
Ce qu'on aime facilement s'oublie aussi facilement.
"De l'ennui peut surgir un miracle", c'est ce que vous déclariez il y a peu. Plutôt que l'"ennui", j'ai le sentiment que vous cherchez à créer les conditions pour inspirer quelque chose chez le spectateur...
Dans la vie, souvent, les grandes décisions viennent toujours après l'ennui, un ennui profond. Je pense aussi qu'il est important de s'ennuyer un peu au cinéma. Les films qui me marquent le plus sont ceux durant lesquels je me suis le plus ennuyé. Le film qui rentre dans votre tête le plus difficilement est aussi celui qui est le plus difficile à sortir de la tête. Ce qu'on aime facilement s'oublie aussi facilement.
Vous cherchez à sonder le côté sombre de l'âme humaine dans vos films. C'est un des commandements de votre programme cinématographique...
Aller au plus profond de l'âme humaine est un voyage sans fin. C'est le labyrinthe le plus complexe de la vie. On ne peut pas se lasser de se promener dedans, aussi parce qu'on a beaucoup de mal à y avancer. Le corps vieillit, l'âme non.
La porte d'entrée de cette exploration cinématographique est justement votre âme...
Evidemment. Aussi parce que la meilleure façon de comprendre les autres est de se comprendre soi-même.
Comment naît un film de Nuri Bilge Ceylan ? D'une expérience, d'un cliché, d'un souvenir, d'une note griffonnée quelque part...
Peut être tout cela. Et d'autres choses... Winter Sleep, spécifiquement, est né d'une nouvelle de Tchekhov qui me trottait dans la tête depuis 15 ans.
Regardez-vous à nouveau vos films, après leur sortie ?
Non. Je les vois plusieurs fois durant leur fabrication. Puis après cela m'ennuie...
Vos trois derniers films ont été coécrits avec votre femme Ebru. Qu'est-ce que cela apporte d'écrire à quatre mains ?
Tout d'abord, c'est beaucoup plus rapide. Nous travaillons de manière beaucoup plus concentrée à deux. Et si vous avez vraiment confiance en la personne qui écrit avec vous, deux têtes valent mieux qu'une. Vous avez parfois tendance à vous tromper lorsque vous écrivez, à aller dans une mauvaise direction ou tomber dans la facilité. A deux, il y a toujours quelqu'un pour vous en empêcher. Mais je pense aussi que tout Homme a un "angle mort." Il peut réussir à peu près tout mais parfois sur un point précis, il peut se tromper, sans forcément en avoir conscience. Cet "autre" oeil, impitoyable, peut pointer vos erreurs et oublis.
Comme chez Yasujiro Ozu, un de vos cinéastes préférés, votre cinéma ne contient pas beaucoup de mouvements de caméra. Cette immobilité apparente provient-elle de vos convictions personnelles ou de votre formation de photographe ?
Je ne pourrais pas vous dire. Au début, c'est surtout parce que nous n'avions pas assez d'argent. (Rires) J'ai commencé à faire des films avec du 35 mm et c'était cher de faire bouger la caméra. Peut-être me suis-je habitué à cela. Mais ma caméra bouge un peu plus qu'avant.
Je ne veux pas donner de signification psychologique aux effets de caméra.
Vous réfléchissez également beaucoup à la hauteur de caméra, aussi parce que la plongée et la contre-plongée ont un pouvoir "psychologisant" sur le personnage. Comment envisagez-vous cette problématique ?
Je décide de la taille et de la hauteur des plans au tournage, quand je suis sur place et que je peux voir les comédiens dans le "décor." Mais je n'aime effectivement pas les plans de grande taille, ou trop haut et trop bas, car je ne veux pas donner de signification psychologique par ces effets.
Votre cinéma ne contient que très peu de musique. Vous faites reposer votre cinéma sur le son plutôt que sur les notes...
Les sons que j'utilise, comme par exemple le vent, constituent pour moi une musique à part entière, une musique du monde. Et je n'aime pas qu'une musique vienne se plaquer dessus ou accentuer les sentiments.
Il en va de même pour les dialogues. "Winter Sleep" mis à part, quand votre cinéma peut se passer de dialogues, il le fait pour donner la primauté à l'image...
En effet.
Votre cinéma crée aussi une atmosphère. Par un plan, une scène, tout au long d'un film... Un concept impossible à définir ou à "encercler". Cela traverse un film, voire une cinématographie. C'est quoi l'"atmosphère" d'un film de Ceylan ?
Je ne suis pas sûr d'en être conscient à vrai dire. Peut-être a-t-on cette impression à propos de mes films grâce à l'utilisation du son justement. J'y fais particulièrement attention. Je passe beaucoup de temps à créer cette "atmosphère"... et c'est peut-être aussi pour cela qu'il est difficile de la définir. Je n'ai pas le regard extérieur.
Faites-vous beaucoup de prises durant le tournage ?
Oui.
Que cherchez-vous dans la multiplication de ces prises ?
Je fais beaucoup de prises pour le jeu des acteurs, sans changer l'axe de la caméra. Je ne sais pas exactement celle que je vais garder au montage, quel plan collera le mieux avec celui d'avant ou d'après. Bien évidemment j'ai une idée précise de ce que je veux dans chaque scène mais je me laisse la possibilité d'être étonné, notamment par une autre expression qui ira très bien avec la scène suivante. C'est au montage que l'on découvre réellement une scène. Je multiplie donc les prises afin d'avoir le choix pour composer.
Là encore, vous essayez sur le plateau de créer les conditions nécessaires pour un miracle...
C'est cela en effet.
J'aimerais me débarrasser de cette mélancolie dans la vie.
Après "Les Climats", très autobiographique, vous avez entamé un nouveau chapitre de votre cinéma. Vous n'aviez plus de matière à faire un cinéma autobiographique ? Il était temps de passer à autre chose ?
Ce n'est pas qu'il n'y avait plus rien à raconter. J'avais simplement plus confiance en moi en tant que cinéaste. J'ai voulu essayer d'autres choses, explorer des thèmes inédits, pour lesquels je n'étais pas forcément sûr de moi avant.
La mélancolie est une des teintes principales de votre cinéma. Avec les années et le succès, n'avez-vous pas peur un jour de voir s'effacer cette mélancolie ?
J'aimerais me débarrasser de cette mélancolie dans la vie. Ce n'est pas forcément facile de supporter cela tous les jours. Mais d'un autre côté, si je me débarrassais de cette mélancolie, peut-être n'aurais-je pas besoin de faire des films...
Peut-on imaginer qu'un jour vous réalisiez une comédie ?
(Rires) Je ne m'en sens pas capable.
Aimez-vous parler de votre cinéma ?
(Rires) Non.
Propos recueillis par Thomas Destouches à Paris le 25 Juin 2014
La bande-annonce de "Winter Sleep" :