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    Caricaturistes : un "état des lieux de la liberté d'expression" signé Stéphanie Valloatto
    Maximilien Pierrette
    Journaliste cinéma - Tombé dans le cinéma quand il était petit, et devenu accro aux séries, fait ses propres cascades et navigue entre époques et genres, de la SF à la comédie (musicale ou non) en passant par le fantastique et l’animation. Il décortique aussi l’actu geek et héroïque dans FanZone.

    12 caricaturistes et 300 dessins réunis dans un seul long métrage : tel est le tour de force réalisé par Stéphanie Valloatto, qui est revenu avec nous sur ce projet durant le dernier Festival de Cannes.

    DOMINIQUE JACOVIDES / BESTIMAGE

    Le 19 mai dernier, la Croisette s'est animée, avec la présentation, hors-compétition, de Caricaturistes - Fantassins de la démocratie. Un documentaire grâce auquel on suit 12 dessinateurs (et notamment Plantu) devant la caméra de Stéphanie Valloatto, auteure d'un travail de titan.

    AlloCiné : L'idée de "Caricaturistes" vous est-elle venue au moment de l'affaire des caricatures de Mahomet, ou c'était un projet que vous aviez en tête depuis plus longtemps ?

    Stéphanie Valloatto : L'idée ne vient pas de moi mais de Radu Mihaileanu [producteur du film, ndlr] qui était ami avec Plantu. Ils se connaissaient depuis son film Train de vie, et lorsque Plantu lui a parlé de l'association Cartooning for Peace, il a flashé sur le sujet. Quelques années ont ensuite passé, et quand il est venu voir mon documentaire sur Philippe Labro, il a beaucoup aimé et m'a proposé la réalisation de ce film. Donc c'est né comme ça et ça n'a rien à voir avec les caricatures de Mahomet.

    On ne voulait justement pas refaire un débat là-dessus, car il y avait déjà eu C'est dur d'être aimé par des cons, un très bon documentaire fait par Daniel Leconte. Donc ressasser tout ça n'était pas l'objectif, et c'est pour cette raison que je l'ai placé stratégiquement au milieu du film : on l'évoque car c'est très important, pour l'histoire de caricature, ce qu'il s'est passé, mais le vrai débat n'était pas là. L'idée était de faire un film sur ces dessinateurs, sur leur combat quotidien et d'être au plus près d'eux : un documentaire pour le cinéma.

    Et ce côté fantassins, cette façon qu'ils ont de voir le futur de la société avant les autres, comme il est dit dans le film, c'est l'image que vous aviez d'eux avant de faire le film ?

    Oui. Pour moi ce sont des avant-gardistes, et le côté fantassins, c'est parce qu'ils sont en première ligne. Je prends souvent cet exemple, mais il y a 60% d'analphabètes en Afrique : vu qu'ils ne savent pas lire, la première chose qu'ils voient sur un journal, c'est le dessin. Celui-ci a donc un impact très fort, et les dessinateurs sont en prise directe avec l'actualité. C'est pour cela qu'il y a des archives dans le film, car je voulais recontextualiser ce sur quoi ils avaient dessiné. Si vous enlevez le contexte du dessin, ça n'a plus d'intérêt, donc les auteurs sont des pionniers.

    Faire un état des lieux de la démocratie et de la liberté d'expression

    Outre Plantu, le choix des autres dessinateurs a-t-il été facile ?

    Le choix s’est fait par continent, car l’idée était de faire un état des lieux de la démocratie et de la liberté d’expression dans le monde, à travers le parcours des caricaturistes. On a donc voulu prendre la France, et ça a été Plantu ; les Etats-Unis car ça nous paraissait incontournable ; et il fallait ensuite en choisir en Asie, en Afrique, en Amérique latine et du côté israélo-palestinien, où le conflit dure depuis des années. Le choix s’est donc fait ainsi, puis par thématique : on voulait aborder tous les aspects, à savoir la politique, l’économie, le narco-trafic au Mexique, la pauvreté, le parallèle entre l’Afrique et les Etats-Unis et la religion, car on voit bien que c’est le tabou ultime dans tous les pays.

    Des personnes ont-elles refusé de participer ?

    C’est avec la Chine que nous avons eu le plus de mal. Ce que je peux comprendre tant il est compliqué de parler là-bas. Pi San, qui est dans le film, a été contacté par Skype et il a dit oui sans faire partie de l’association Cartooning for Peace. Et la question que l’on nous pose souvent, c’est de savoir si nous les mettions en danger, notamment ceux du Venezuela, de la Russie et de la Chine : mais les intéressés nous ont répondu que parler, communiquer et se montrer les protégeait.

    La censure existe dans tous les domaines

    Puisque vous parlez de danger, pensez-vous que le métier de ces dessinateurs est menacé, car de plus en plus de censure et de polémiques naissent de certaines caricatures ?

    La censure existe dans tous les domaines. D’ailleurs nous devions sortir un livre, en parallèle du film, édité par Bayard : sauf que dedans, comme dans le film, il y a la caricature de Benoît XVI sur la pédophilie. Ce que dénonce Plantu dans ce dessin, ce n’est pas la religion catholique mais la pédophilie. Et rien que pour ce dessin, Bayard a voulu mettre au pilon les 8 000 exemplaires commandés pour ressortir l’ouvrage sans ce dessin. Sauf qu’on a dit qu’on faisait un film sur la liberté d’expression, donc que nous ne pouvions pas être censurés dans un livre.

    Plantu est quelqu’un de très libre au Monde, mais qui combat la censure au quotidien. La preuve : il a sorti ce dessin alors qu’il a un procès. Mais les pressions de Sarkozy, des présidents de la République, des partis politiques ou du syndicat du livre, pour lui c’est un combat quotidien, donc il faut y aller. Après on parle de politiquement correct en France, mais il y a des pays comme la Syrie où les dessinateurs risquent la prison ou leur vie, comme le dessinateur qui se fait casser les mains dans le film.

    Film dans lequel on découvre qu’un dessinateur peut recevoir un coup de téléphone d’un président de la République à la suite d’un dessin…

    Oui mais je pense que Plantu est un cas unique : 40 ans au Monde, c’est le seul exemple que je connaisse sur la Terre d’un caricaturiste ayant fait toute sa carrière dans le même journal. Mais il n’a aucune relation avec les partis politiques. ll ne compte ni la gauche, ni la droite : dans le cas qu’on voit dans le film, je pense que c’est Sarkozy qui a dû obtenir son numéro de téléphone, chose que j’imagine facile pour un président. Et puis il a appelé son rédacteur en chef maintes fois bien sûr. Donc la pression vient d’une manière détournée, et c’est aussi dans le conseil d’administration du journal, comme lorsqu’Alain Minc fait pression en-dessous. C’est donc une pression déguisée. Différente de ce que l’on voit dans les pays où l’on risque sa vie, mais elle existe.

    EuropaCorp Distribution

    Parmi toutes les anecdotes que vous racontez dans le film, laquelle vous a le plus impressionnée ?

    Surtout un pays : le Venezuela, avec Rayma. Elle en parle dans le film, en racontant qu’elle a été traitée de p…, de lesbienne… Là ils touchent à sa vie privée et vont très très loin. Mais le pire, c’est qu’il y avait une émission pendant le règne de Chavez - pro-étatique puisque la télé locale est financée par l’état – où ils ont montré son visage en gros plan, en la qualifiant de traître, de p… et de lesbienne. C’est-à-dire que quand vous sortez dans la rue ensuite, vous êtes fichés. Nous avons d’ailleurs tourné près du mur Bolivar, un coin bourré de chavistes donc hyper dangereux pour elle. Nous l’avons donc filmée en décalé : un plan en longue focale, en faisant comme si elle n’était pas là et que nous filmions la rue pour ne pas la mettre en danger car elle risquait gros.

    Vous avez dû couper beaucoup de choses au montage ?

    J’avais 150 heures de rushes. On est allés dans 10 pays, et on a tourné 10 à 15 heures de rushes à chaque fois. Après ça, il faut sortir de ces 150 heures de quoi faire un long métrage d’1h45, donc on coupe forcément des choses.

    Mais on ne pense pas que c’est à ce point.

    Ça vient aussi du fait que je voulais filmer leur quotidien. Qu’on sente qu’on est avec eux. C’est aussi pour ça qu’il y a beaucoup de décors dans le film : les dessinateurs ne sont pas toujours au même endroit. J’ai même une anecdote au sujet de l’Américain : lorsqu’il a raconté à sa femme ce que nous avions fait dans la journée, celle-ci a répondu qu’il allait dans des endroits que personne ne connaissait (rires) L’idée était aussi de les emmener dans les décors symboliques de leurs pays respectifs et de ce qu’ils attaquent : pour Wall Street, par exemple, que nous n’avions pas le droit de filmer, j’ai tourné derrière, là où il y a la statue de Lincoln. Et il semblait fondamental, par rapport à notre thème, de voir la Statue de la Liberté.

    Est-ce que vous comptez réutiliser les rushes pour faire un deuxième volume ou pour le DVD ?

    Ce qui serait formidable serait de faire une série. Une série de portraits. Là j’ai la matière pour faire ça par dessinateur.

    Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 19 mai 2014

    La bande-annonce de "Caricaturistes" :

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