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    "Ilo Ilo" : Rencontre avec Anthony Chen, lauréat de la Caméra d'Or 2013

    Au Festival de Cannes, le jury d'Agnès Varda a décerné la prestigieuse Caméra d'or à "Ilo Ilo", premier film qui évoque la relation entre un enfant et la bonne de la famille, dans le Singapour des années 90. AlloCiné a rencontré le réalisateur Anthony Chen.

    Anthony Chen © Thomas Caramelle pour AlloCiné

    Votre expérience à Cannes cette année a été forte mais mouvementée...

    C'était surréaliste, je pourrais en faire un film ! La projection officielle s’est très mal passée. La salle était pleine. Le film s’est arrêté trois fois ! Je crois qu’il y a eu une coupure de courant dans toute la ville, qui a affecté toutes les projections. La première interruption a duré 10 minutes, la seconde 5, la troisième 2, ensuite on n’avait plus de sous-titres français ni anglais. J’étais dans la salle avec les acteurs et je me disais "Fuck fuck fuck…" Tu passes ta vie à faire ton premier film, il est projeté en avant-première à Cannes, et la pire chose que tu puisses imaginer c’est une projection désastreuse comme celle-là ! J’avais assisté à plusieurs projections cannoises, et je savais que le public pouvait se montrer brutal : s’ils n’aiment pas, ils partent. Et là, tout le monde est resté ! A la fin, il y a eu une standing ovation. J’ai pensé : "Les Français sont gentils, ils ont pitié de nous après cette projection pathétique !" Mais ce n’était pas ça. C’était très émouvant. J’ai vu plusieurs femmes en larmes. C’est finalement devenu la projection la plus merveilleuse qu’on puisse imaginer ! Le lendemain, les critiques sont arrivées, elles étaient bonnes. Et puis, alors que les films de Singapour n’intéressent pas trop les vendeurs en général, il y a eu une projection au Marché, et la salle était pleine, il parait que des gens étaient assis par terre. Le lendemain, le film était acheté dans plusieurs pays. C’est incroyable pour nous car c’est un tout petit film sur des gens ordinaires à Singapour. Il n’y a rien de tape-à-l’œil, de choquant, c’est juste un film simple et délicat. Après avoir donné des interviews, tout ce que je voulais c’était voir plein de films.

    Lesquels vous ont marqué ?

    J’ai beaucoup aimé La Vie d'Adèle. Le petit problème que j’ai, c’est qu’il y a trop de sexe pour moi. J’avais parfois l’impression de voir un film porno ! Mais cette relation est tellement émouvante, et bien observée. A la fin du film, ma femme était en larmes. Chaque année à Cannes il y a un film pour lequel on se dit « C’est le film que j’attendais ! », eh bien là c’était "La Vie d’Adèle". J’ai vu aussi les films de Soderbergh, Jarmusch, Polanski, Coen, Koreeda... Au moment où j’allais repartir à Londres, on m’a appelé pour me dire « Pourquoi ne pas rester pour assister à la cérémonie de remise des prix ?». Le film a reçu la Caméra d’or, j’ai rencontré Agnès Varda, et les autres membres du jury. Ils m’ont dit qu’ils avaient tous aimé le film, qu’ils avaient voté à l’unanimité. Je leur suis très reconnaissant, car en arrivant à Cannes, je m’inquiétais un peu que mon film soit noyé parmi tous ces films avec des stars, signés par de grands cinéastes. Le jury a donné à ce film humble une voix.

    Vous avez écrit "Ilo ilo"à partir d'éléments autobiographiques... Comment avez-vous procédé ?

    C'est vrai qu'une grande partie du film s’inspire de mes souvenirs. J’ai grandi avec une bonne philippine, qui a fait partie de la famille pendant 8 ans. Elle est partie quand j’avais 12 ans. Elle s’appelait Teresa, je l’appelais Auntie Terry. Il y a plein de choses que j’ai oubliées la concernant. Je ne l’ai jamais revue depuis son départ. Ce que j'ai gardé en mémoire, c’est l’endroit d’où elle était originaire : Ilo Ilo, une province d’Indonésie. Beaucoup d’autres éléments correspondent à ce que j'ai vécu : les poulets qu'on tuait par exemple. Et puis mon père a perdu son boulot en 1997 au moment de la grosse crise financière en Asie, et il n'a jamais retrouvé d'emploi intéressant. Beaucoup de sociétés ont fermé, beaucoup de gens ont perdu leur emploi.

    Avez-vous évoqué ces souvenirs avec vos parents pendant l'écriture ?

    Non. Mes parents n’ont pas vu le film. Ils n’avaient pas lu le scénario, ils n’étaient pas au courant de tout ça. Je me demande même si ma mère ne serait pas blessée par le film, car elle est très sensible. Je n’avais pas ces conversations avec eux, je les avais avec moi-même ! J’ai par exemple retrouvé des vieilles photos, et ça m’a aidé. Au moment de réaliser mon premier film, je ne savais pas vraiment ce que j’allais raconter. Mais il y a un moment de votre vie où votre enfance refait surface et revient vous hanter. C’est comme si vous l’aviez enterrée dans un coin. Vous grandissez, vous affrontez des problèmes d’adulte. Et soudain ça vous revient à la figure. J’ai vu alors mon enfance de façon différente. J’ai réalisé que les choses n’étaient pas aussi simples qu’elles en avaient l’air. Je me suis dit : « Tiens, au fait, à un moment la bonne ne mangeait plus à table avec nous. Et puis avec ma mère, elle ne se sont plus parlé pendant une période ». J’ai réalisé la dynamique de ces relations, quelque chose que je ne voyais pas quand j’étais jeune. Devenu adulte, ça m’a intrigué, et ça a été le point de départ du film.

    Si les questions sociales sont présentes de façon discrète, vous avez choisi de situer l'action du film dans le Singapour des années 90. Le pays a-t-il beaucoup changé depuis ?

    Oui, je le reconnais à peine… Ces dernières années, j’ai vécu à Londres pour mes études de cinéma. Singapour aujourd’hui me fait penser à Dubai : c’est très luxueux, avec une belle architecture, tout est très propre, il y a beaucoup d’argent. Mais il manque une âme, une vibration qui existait à l’époque où j’ai grandi. Les choses étaient plus simples. Aujourd’hui, on est beaucoup dans le matérialisme : les maisons, les voitures… A l’évidence le film brosse un portrait de Singapour. Il y a certains éléments qui sont propres à ce pays, comme les châtiments corporels. Depuis le début des années 2000, c’est terminé. Avec la vague du politiquement correct, on est très sensible à ce qui concerne les abus sur les enfants. Mais à Singapour, la question de la discipline est très importante, on doit se conformer à certaines règles. C’est pour cela qu’il y a un taux de criminalité si bas. Depuis notre plus jeune âge, on nous enseigne ce qu’on peut faire, ce qu’on ne peut pas faire. Chacun conduit sa vie de façon stricte. On voit ça chez les personnages du film : ils s’efforcent désespérément de correspondre à un modèle mais n’y arrivent pas.

    Vous montrez le quotidien de cette famille dans son intimité la plus quotidienne, voire triviale...

    Oui. Je voulais brosser le portrait d’une famille, en montrant une intimité qu’on ne voit pas souvent au cinéma, mais que nous connaissons tous très bien : se doucher, faire pipi… C’est le quotidien avec notre compagne, nos enfants, nos parents. C’est la connexion la plus basique entre les membres d’une famille, mais ça ne se partage pas. Et il y a là une vérité universelle de la condition humaine. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les grands moments dramatiques, les tournants décisifs, les scènes choquantes, mais les petits détails du quotidien, qui parfois en disent long. Il y avait deux écueils avec un sujet pareil : tomber dans le sensationnel, sur l’exploitation des travailleurs immigrés par exemple. Ou alors tomber dans le côté très mélodramatique, le sentimentalisme, un soap opéra sur grand écran pour faire pleurer.

    Le petit garçon du film n'est pas immédiatement aimable. Il ne correspond pas au cliché de l'enfant fragile et gentil.

    Dès l’étape du casting, je ne cherchais pas à un petit garçon tout beau et tout mignon. Je ne voulais pas donner une vision à la Walt Disney de la famille. Un de mes films préférés sur le sujet, c’est Les 400 coups de François Truffaut. Or, le héros n’est pas franchement le plus gentil, le meilleur élève. Moi je n’étais pas un méchant garçon, c'est une des grandes différences avec le film ! J’étais quand même assez entêté, mais à part ça j’étais un bon garçon, trop bon. Je suis vraiment un pur produit de l’éducation de Singapour : par exemple, à 29 ans, je n’ai jamais touché à une cigarette !

    L'étape du casting a été très longue.

    Ca a pris 10 mois. J’ai vu 8000 enfants, dans 21 écoles. On en a ensuite auditionné 2000. Puis j’en ai sélectionné 150, avec qui j’ai fait des ateliers, pendant une centaine d’heures en tout ! Je crois que l’enfant que j’ai choisi a vraiment quelque chose de spécial. Quand on le regarde, il y a une fragilité sur son visage, mais il y a quelque chose d’autre. D’une certaine manière, on le déteste, mais on l’aime en même temps. C’est ce que je cherchais. Je dis souvent qu’il y avait deux enfants sur le plateau : l’un devant la caméra, l’autre derrière la caméra ! Il est très têtu, moi aussi, donc on s’est pas mal bagarrés quand il ne me donnait pas toujours ce que je voulais. Il n’avait aucune expérience d’acteur avant ce film, ni sur scène ni à l’écran. J’ai toujours travaillé avec des non-acteurs. J’aime bien avoir une moitié d’acteurs et une moitié de non-acteurs dans mes films, car cela contribue à donner quelque chose de vivant.

    Vous avez travaillé avec un chef-opérateur français, Benoit Soler.

    Il vient de Paris, moi de Singapour, et on s’est rencontrés à Londres ! Nous avons étudié dans la même école, la National Film and Television School en Angleterre. J’étais en section réalisation, lui en photo.  Il a travaillé sur certains de mes courts métrages. Comme la chimie fonctionnait entre nous, je lui ai demandé de venir à Singapour travailler sur mon long métrage. Au départ, je n’étais pas sûr de mon coup, car je me méfie des cinéastes ou des chefs-op étrangers qui viennent travailler en Asie. Car ils proposent parfois une vision très idéalisée de l’Asie. Je pense à un film comme Mémoires d'une geisha. Je n’ai pas encore vu Only God Forgives, mais il me semble que ça n’est pas l’Asie que je connais. Ce que je voulais abolument éviter, c’était le Paris vu par Woody Allen dans Minuit à Paris.

    En 2007, vous avez été le 1er cinéaste de Singapour distingué pour un court-métrage à Cannes...

    J’avais fait un film qui s’appelait Ah Ma, ce qui veut dire « mamie ». C’était un film très personnel, car ça parlait de la mort d’une grand-mère, et de la façon dont la famille réagit. J’étais très proche de ma grand-mère et je voulais surmonter l'épreuve de son décès, c'est pour ça que j’ai fait ce film. Mon idée n’était pas du tout de faire un film pour remporter un prix ! On l’a envoyé, il a été sélectionné, et il a reçu une mention spéciale. C’est marrant, le jury était alors présidé par Jia Zhang Ke, et cette année, je l’ai revu en coulisses car il a gagné un prix pour son film. Je lui ai demandé : « Vous vous souvenez de moi ? Vous m’aviez décerné un prix il y a six ans ! » Et il m’a dit : « Oui, le film sur la grand-mère ! ».

    Anthony Chen © Thomas Caramelle pour AlloCiné

    Y a-t-il des films qui vous ont donné envie de devenir cinéaste ?

    Je me souviens très bien du premier film que j’ai vu au cinéma. C’était Le Dernier empereur de Bernardo Bertolucci. Ca m’a fait très forte impresssion, car c’était grandiose, épique. Ca m’emmenait ailleurs, ça me montrait donc le pouvoir du cinéma. J’admire beaucoup certains cinéastes asiatiques : Hou Hsiao Hsien, Edward Yang, le Japonais Koreeda. Je suis aussi un grand fan de Ang Lee : je n’aime pas tous ses films, mais il se consacre vraiment avec dévotion à son travail, et il y a une vraie humanité chez lui. Ces dernières années, j’ai beaucoup aimé les films de Lee Chang-Dong, qui, à partir des sujets les plus difficiles, raconte des histoires avec poésie et délicatesse. Après, j’aime énormément de cinéastes du monde entier, comme le Turc Nuri Bilge Ceylan, l’Anglaise Andrea Arnold, le Français Jacques Audiard (même si je suis moins convaincu par son dernier film)… Je regarde des films sans arrêt. Je crois que je mourrais si j’arrêtais de voir des films !

    Parlez-nous de la situation du cinéma à Singapour. Le seul nom connu chez nous est celui d'Eric Khoo...

    Nous sommes un petit pays, avec 5 millions d’habitants. Nous produisons une dizaine de films par an. 9 sur 10 sont des comédies ou des films d’horreur, le dixième est un film plus indépendant, art et essai. Mais il est très difficile pour celui-ci d’être distribué, et si c’est le cas, ce sera dans une salle, pour quelques séances. Mais les trois à cinq prochaines années devraient être très intéressantes. Il y a tout un groupe de jeunes cinéastes passionnés, qui ont vu beaucoup de films et connaissent bien le langage cinématographique. Ils sont soutenus par la Commission du film de Singapour, par des producteurs. Il pourrait y avoir toute une Nouvelle vague de films de Singapour. Peut-être que mon prix pourra contribuer à leur ouvrir des portes, pour obtenir des financements, convaincre des producteurs. Il y a à Singapour des histoires qui attendent d’être racontées…

    La suite pour vous ?

    Je ne sais pas. Un film, c’est lié à une obsession : un sujet, une personne, un événement, quelque chose qu’on a envie de comprendre. Ilo Ilo a été une obsession pendant trois ans, liée à une émotion, celle qui était la mienne quand la bonne est partie. J’ai pleuré, pleuré à l’aéroport. Je ne comprenais pas vraiment cette émotion, mais à travers l’écriture du scénario, c’est devenu de plus en plus clair, précis. Je ne sais pas quelle sera la prochaine obsession, j’espère qu’elle arrivera bientôt car je ne veux pas attendre quatre ou cinq ans avant de refaire un film. Ce que je sais, c’est que ce sera un film en anglais, et qu’il se tournera probablement en Europe.

    Propos recueillis à Paris le 3 juillet 2013 par Julien Dokhan

    Ilo Ilo

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