AlloCiné : Vous avez écrit un édito dans Les Inrockuptibles cette semaine intitulé "Stop au Kechiche bashing". Quel en a été l'élément déclencheur ?
Serge Kaganski : Ce n’est pas un article en particulier, mais plusieurs. Il y a eu le texte de Julie Maroh avec ses critiques sur les scènes de sexe. Ensuite il y a eu évidemment toute la polémique sur les conditions de tournage, à la fois le communiqué des techniciens et de la CGT. Plus des papiers à droite, à gauche sur le net, peut être plus des papiers critiques, par exemple Emmanuel Burdeau dans Mediapart, qui soutient le film mais avec beaucoup de réserves. Sans oublier les commentaires sur les différents papiers…
Je me suis dit : quand même, y a un film français qui a une Palme d’or, aimé par la critique à 80-90%... Je l’ai personnellement adoré, c’était un choc cinématographique. Il y a un drôle de contraste entre un grand film qui reçoit une Palme d’or, et toutes les polémiques au même moment, ou juste après. J’avais envie de réagir à ça.
Avez-vous souvenir d'un autre film français ayant suscité de vives réactions comme celles-ci après un prix ? Etait-ce le cas pour "Entre les murs" par exemple, dernière Palme française en date ?
Entre les murs, dans mon souvenir, ça s’est plutôt pas mal passé. Il y a eu quelques voix discordantes, mais plutôt par rapport au film. Chaque année, les palmarès sont débattus et parfois la Palme d’or n’est pas du goût de tout le monde. C’est le jeu habituel de Cannes et du débat critique et cinéphile. Après, j’ai un autre souvenir, c’est Pialat, Sous le soleil de Satan en 1987. Ca avait crée un débat, voire une polémique. D’abord, la personnalité de Pialat, très ombrageuse… En recevant la Palme, il avait été sifflé. Il avait levé le poing en signe de victoire et beaucoup ont transformé ce poing levé en bras d’honneur. Et Pialat avait dit dans son discours, « Vous ne m’aimez pas ; je ne vous aime pas non plus ! ». Pialat lui-même était plutôt adepte du dissensus que du consensus. Donc il y avait polémique autour de la personnalité de Pialat, du choix de la Palme d’or… Beaucoup de gens auraient préféré Les Yeux noirs. C’était la première Palme d’or française depuis très longtemps, depuis Un Homme et une femme de Claude Lelouch.
Maurice Pialat, réalisateur de "Sous le soleil de Satan"
Avez-vous conscience qu'en signant un édito de ce type, vous vous exposez inévitablement à un "Kaganski bashing" pour reprendre votre expression ?
Quand on écrit un papier comme ça, il comprend une prise de position. On est conscient que ça va générer du débat. On sait aussi que sur Internet l’anonymat des commentaires fait que les propos se lâchent, que ça peut très vite verser dans l’insulte. Sur 20 000 vues, il y a une cinquantaine de commentaires donc c’est une infime minorité. J’ai lu des choses très violentes, et effectivement du « Kaganski bashing ». Je me fais traiter de tous les noms. Je reste serein par rapport à ça ; ce sont des mots, des énervements ponctuels. Je sais que c’est courant sur Internet, ça fait partie du métier. Je fais moi même le métier de critique, je critique des films, des artistes, donc ça ne me dérange pas d’être critiqué, et que les gens aient un autre point de vue que le mien, c’est normal. Chacun est libre de penser ce qu’il veut. Après c’est vrai que la forme du commentaire est parfois excessive, exagérée.
Pour revenir à la question de Kechiche et des conditions de tournage, je dirais que ça s’inscrit dans le grand débat sur la convention collective, qui est en cours de négociation entre le gouvernement et les professions du cinéma. C’est un point très compliqué qui brouille les habituels clivages gauche-droite, parce qu’on a d’un coté le droit du travail, qui est quelque chose d’important et nécessaire, et que je défends aussi. Mais de l’autre côté, il y a la survie de la création et de la diversité de l’écosystème du cinéma français. Et ça aussi, c’est très important et il faut le défendre. Il y a deux sujets tout aussi estimables, défendables, l’un que l’autre, mais qui entrent en conflit. Je pense que la polémique Kechiche est un peu l’épiphénomène qui représente ce problème beaucoup plus large qu’on est en train de traverser en ce moment.
Pensez-vous que toutes ces polémiques seront au final préjudiciables pour le film au moment de sa sortie, ou au contraire, cela suscite encore plus d'attente, d'envie ?
Comme on dit en anglais, « Bad publicity is publicity » ! Une polémique, ça fait parler d’un film, même s’il y a plein de propos négatifs sur le film ou plutôt autour du film, car ce sont surtout les conditions de tournage qui sont mises en accusation plutôt que le film lui-même. Mais tout ça va plutôt servir le film, ça fait du buzz, des discussions, du débat. Du coup, les gens vont être curieux.
Ensuite, j’ai confiance dans le bouche à oreille du film. Comme tous les films, il y a la première vague de spectateurs, et après, ça tient ou ça ne tient pas par le bouche à oreille. A mon avis le bouche à oreille va être très bon.
Vous souhaitiez ajouter quelque chose sur le sujet...
Je pense que tout ça est le signe de la particularité, de la singularité de ce qu’est le cinéma. Malraux l’avait dit, c’est à la fois un art et une industrie. Dans le cinéma se côtoient des artistes et des travailleurs, des techniciens, des salariés, qui eux ne sont pas des artistes. Donc vous avez l’artiste, le metteur en scène, les acteurs, le chef opérateur, qui eux sont tout entiers investis dans un processus créatif. Les artistes et leur création, c’est un truc très fort, passionnel. C’est leur chair qui est en jeu. Les artistes sont tous différents, mais Kechiche fait partie de ceux qui sont d’une exigence extrême avec les autres mais avant tout avec lui-même. Il porte cette vision d’artiste et en même temps doit faire avec des équipes de techniciens, qui sont moins bien payés, payés à l’heure, qui sont là pour faire leur métier. Cette coexistence génère des conflits, exacerbés par les histoires de convention collective, de financements, et tout ça dans un contexte général de crise.
Je connais un tout petit peu Kechiche. C’est sûr que c’est quelqu’un qui n’est pas facile, qui est très exigeant, qui est parfois paranoïaque, qui est très entier. Ca ne doit pas toujours être facile de bosser avec lui, je suis conscient de ça. Où placer le curseur de ce qui est acceptable ou pas ? Des cinéastes pas faciles dans le travail, il y en a des dizaines d’exemples, souvent des très grands : Pialat, Bergman, Preminger, Hitchcock… On peut citer beaucoup d’anecdotes de conflits de tournages. Je ne dis pas que Kechiche est un Saint et qu’il est parfait. Mais ça pose la question : jusqu’où on est prêt à s’engager pour servir un bon film ? La réponse n’est pas simple. Dans un de mes papiers, je dis que c’est sûr qu’un tournage de Plus belle la vie, ça doit être plus réglé, il y a peut être moins de dépassements, on est mieux traité, le réalisateur n’hésite pas 3 heures avant de faire sa prise… Le résultat artistique n’est pas le même non plus ! Tout ça remue de vieilles questions.
Nos précédents articles autour de ce sujet :
Polémique : un syndicat dénonce les conditions de travail sur le tournage de "La Vie d'Adèle"
Sexe, Palme, Kechiche... : la mise au point de l'auteure du "Bleu est une couleur chaude"
Palme d'or, polémique... Brahim Chioua, DG de Wild Bunch, évoque l'avenir de "La Vie d'Adèle"
Pour aller plus loin :
L'édito "Stop au Kechiche bashing" de Serge Kaganski (Les Inrocks, 29 mai 2013)
Kechiche bashing (slight return) (blog de Serge Kaganski, 31 mai 2013)
La chasse au Kechiche est ouverte (blog de Laurent Delmas, 29 mai 2013)
La réponse d'un technicien du film à Serge Kaganski
Le Spiac-CGT dénonce les conditions de travail sur le tournage de "La Vie d'Adèle" (Le Monde, 23 mai 2013)
Des techniciens racontent le tournage difficile de "La Vie d'Adèle" (Le Monde, 24 mai 2013)
Les épreuves contre la montre d'Abdel Kechiche (Le Monde, 13 mai 2013)
Notre interview avec les actrices de "La Vie d'Adèle" :
Cannes 2013
Propos recueillis par Brigitte Baronnet, le 31 mai 2013