Vincent Le Leurch est journaliste au Film français et rédacteur en chef du Cannes Market News, quotidien éphémère publié durant le marché cannois.
AlloCiné : tout d’abord, peut-on resituer l’importance du Marché du film cannois par rapport aux autres marchés ?
Vincent Le Leurch : Depuis dix ans, en fait, Cannes a remis sur pied son marché du film, alors qu’auparavant l’aspect festival était plus important. C’était une volonté de l’organisation de redynamiser son marché. Ils ont mis les moyens et profité de la couverture médiatique du festival pour faire revenir les professionnels du cinéma. De fait, comme Cannes est le plus grand festival au monde, son marché du film est devenu le plus grand marché du monde. Tous les ans, depuis plus de dix ans, les professionnels savent qu’ils doivent venir à Cannes en mai pour faire du business, ou voir des films en avant-première. Aucun marché dans le monde n’est plus important en termes de participants, puisqu'en gros, le marché cannois attire tous les ans 11 000 participants. A titre de comparaison, le marché de Los Angeles, l’AFM (American Film Market), qui se tient en novembre, affiche 8 000 participants – en gonflant un peu les chiffres. Berlin aussi a pris cette orientation business, avec un énorme marché. Mais il n’atteint pas 11 000 participants, et se situe plutôt autour de la moitié.
Quel bilan tirer de cette édition ? 2012 est-il un bon ou un mauvais cru ?
Ce qu’on observe depuis le départ, c’est qu’il n’y a pas de grosses annonces, ni de gros business comme on en a connu certaines années. On a l’impression qu’il ne se passe presque rien, même si des deals sont tout de même conclus - des deals tout à fait classiques de distributeurs. Mais il manque à ce marché une annonce porteuse, du type de celles que font par exemple Harvey Weinstein quand il annonce un projet, ou les grosses boîtes américaines. Depuis dix jours on n’a rien, en termes de vente, seulement des petits trucs, des annonces à propos de fonds, faites par des pays qui veulent attirer des productions sur leurs territoires. C’est un marché très triste et très morne.
Est-ce l’effet de la crise économique ?
Ce n’est pas forcément lié à la crise, puisqu’à Berlin en février, par exemple, il y avait eu beaucoup de business. A Toronto aussi, en septembre dernier - même s’il s’agit plus d’un festival, il existe un petit marché, sans stands. J’ai l’impression que c’est un petit peu cyclique, comme si les gens avaient déjà fait leurs achats à Berlin, et venaient à Cannes un peu les mains dans les poches, seulement pour se placer éventuellement sur d’autres projets, sur des films à venir. Néanmoins ce n’est pas lié à la crise, puisque l’activité cinéma, qui a connu un creux pendant une bonne année il y a deux ans, a repris immédiatement après, que ce soit à Berlin ou Toronto. Donc il n’y a pas de crise, comme on a voulu le faire croire. Les gens vont au cinéma, on a des scores de fréquentation monstrueux dans tous les territoires - sauf aux Etats-Unis, mais c’est un cas particulier.
Dans quelle mesure les marchés sont-ils encore incontournables, à l’heure d’internet ? Aujourd’hui, y négocie-t-on vraiment les deals ou s’agit-il plutôt de conclure dans un lieu symbolique des discussions amorcées en amont ?
De nombreuses initiatives sont lancées sur internet, justement, pour créer une espèce de marché virtuel qui dure tout au long de l’année. Vous avez Cinando.com, par exemple, le site du marché du film, et une sorte de salle de projection géante à laquelle on accède avec des codes. Les acheteurs peuvent voir les produits des vendeurs, et éventuellement prendre leur décision en se basant là-dessus. En fait, lorsqu’Internet a explosé, on s’est tous dit que cela allait tuer les marchés, parce que ces derniers impliquent des coûts - des billets d’avion, des chambres d’hôtels, des frais de champagne, d’alcool... voire d’autres substances pour certains. Mais quelque chose reste fondamental dans ce business : c’est le rapport humain. Tu peux te mettre devant un ordinateur, voir un film, contacter un vendeur, etc., c'est très bien. Mais il manque le rapport humain, et les marchés, celui de Cannes en particulier, sont quand même des lieux privilégiés pour apprendre à se connaître, faire la fête avec les gens… Un vendeur aime bien savoir où son film va sortir, quelle est la personne qui le sort, par exemple. La rencontre physique reste super importante. Ainsi, la fois suivante, si la personne n’a pas plu au vendeur, il sera en mesure de dire : « Non, je ne te vends pas à toi, je vends à un autre. »
Malgré la morosité du Marché, y-a-t-il des films qui ont fait le buzz ?
Alors là… Il y a bien le film de Thomas Vinterberg, La Chasse [Compétition], qui a été un succès de vente suite à sa projection.
Côté pays, quelles sont les grandes tendances ?
Quand j’avais fait l’interview du directeur du marché avant de venir ici, il nous disait qu'il n’y avait pas d’augmentation sensible d’un territoire par rapport à un autre, que c’était sensiblement la même chose que l’an dernier. Maintenant, ce que j’ai remarqué, ce sont les fonds mis en place par des pays pour attirer les productions. A ce jeu-là, Dubaï s’emploie de plus en plus à devenir une plaque tournante du cinéma mondial. La Malaisie, également, déroule le tapis rouge à toutes les productions. Parallèlement la Chine essaye de s’inviter dans le cinéma mondial, avec toutes les contraintes de la censure qui sont encore en vigueur, en cherchant à passer outre ; et ils arrivent avec des carnets de chèque. En termes de territoires, j’entends beaucoup dire que l’Italie achète nettement moins de films qu’avant. C'est probablement lié à un problème des télévisions italiennes, qui du coup n’achètent plus les films aux distributeurs italiens, lesquels n’ont donc plus l’assurance de recevoir une partie du financement. L’Espagne aussi achète moins de films.
Le site du Marché du film
Propos recueillis par Alexis Geng le 22 mai 2012