Dans des anciens entrepôts transformés en bureaux du 11e arrondissement de Paris, je monte les escaliers vers le lieu de l'interview. Un petit homme porte son vélo devant moi jusqu'au 4eme étage, c'est Tran Anh Hung. Le réalisateur franco-vietnamien connu notamment pour L' Odeur de la papaye verte ou A la verticale de l'été présente son cinquième film La Ballade de l'Impossible. De ce petit homme très vif se dégage une grande sympathie. Il fait beau, nous sommes en avance, la discussion promet d'être riche.
"La Ballade de l’impossible" est un roman d’Haruki Murakami. Vos quatre premiers films étaient des scénarios originaux, qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter ce livre ?
C’est la rencontre avec le roman, tout simplement. De tous temps, je lis des livres pour les adapter. Celui-ci devait être la quatrième adaptation, mais c’est la seule qui ait pu trouver le financement. Les autres sont dans un tiroir. Je crois que c’est le thème du roman, d’abord, qui m'a attiré. Ce sont des personnages attachants et une bonne histoire, vraiment émouvante. C’est quelque chose qui nous touche, qu’on a tous vécu, le premier amour et la peur de la perte de quelqu’un qu’on aime. C’est un beau parcours de personnage : après le chagrin, il faut trouver le moyen de se réconcilier avec la vie et d’aimer quelqu’un d’autre.
Alors que le film est chronologique, le roman a une structure méandreuse, proustienne, est-ce que vous avez pensé à garder cette structure ?
Non jamais. Le livre fonctionne sur un procédé de flashback qui, au cinéma, est trop reconnaissable. Ça m’aurait amené une structure pas du tout excitante. J’ai préféré gommer cet aspect-là. Et puis, quand on fait des allers-retours entre le présent et le passé, il y a des interactions. Le passé a influencé le déroulement de la vie au présent. Or dans le livre, il n’y a rien sur le présent, juste une voix pour créer une forme de mélancolie. Sinon, je voulais rester fidèle au livre. Adapter un livre, c’est comme faire le portrait de quelqu’un, il faut que ça ressemble à la personne, que l’auteur du roman puisse reconnaitre son enfant.
Comment s’est passée la relation avec les acteurs ?
Je n’avais pas écrit le scénario avec des acteurs en tête donc j’ai fait passer un casting classique. On a mis beaucoup de temps pour brasser tout le vivier d’acteurs de cet âge-là qu’il y a au Japon. La jeunesse est vraiment une valeur très forte là-bas, les idoles ont dix-sept, dix-huit ans. Concernant le rôle de Naoko, jouée par Rinko Kikuchi, il s’est passé une chose exceptionnelle. J’avais vu cette actrice dans Babel d’Inárritu mais jamais je ne l'imaginais pas en Naoko. Elle a beaucoup insisté alors j’ai finalement accepté qu’elle passe une audition, et là j’ai été convaincu. Le plus important pour moi c’est de savoir si les acteurs donnent cette sensation d’humanité qui est celle des personnages.
Vous avez travaillé avec des acteurs vietnamiens, américains... Cette fois, vous dirigez des acteurs japonais. Est-ce compliqué ?
Non. On a besoin d’un interprète c'est tout. La difficulté vient de ma perception du jeu de l'acteur, mais ça, c’est plus lié au langage cinématographique. Ce que je vois sur le moniteur ne peut pas me mentir. Quand je sens que quelque chose est mal dit, je pointe le doigt et tout le monde est d'accord. Chaque pays a ses propres habitudes de travail, mais on s’accorde. Il faut que les acteurs viennent vers ma façon de voir et quant à moi, je ne dois pas aller contre des choses qui sont propres à eux, leur façon d’être. Je ne lutte pas contre ça. En revanche, je les amène vers ma façon de travailler. Il y a une volonté de part et d’autre d’aller vers l’autre.
Que pensez-vous de l’idée de modèle "bressonnien" ? On peut y penser en voyant Watanabe qui est comme une toile qui se dessine.
J’aime beaucoup Bresson mais il a tout un système à lui, on ne peut pas prendre à moitié les choses. C’est comme le système d’Ozu, on ne peut pas juste emprunter quelque chose. Donc je n’emprunte rien à Bresson. Le fait de faire jouer des personnages avec retenue, dans mon film, est très différent de Bresson. Dans l’immobilité, je recherche une qualité quasi-animale qu’il n’y a pas chez Bresson, la présence d’un visage, le mouvement des lèvres, les yeux, les cils, tout bouge. Mais il faut de bons acteurs, ce sont eux qui contrôlent la musicalité de la scène.
Il y a une grande sensualité dans ce film -comme dans tous vos films -, est-ce que vous concevez votre cinéma de façon intuitive, physique, ou est-ce que vous l’intellectualisez ?
Tout à fait intuitive. Quand j’écris, je m’occupe du déroulement de l’histoire et de l’évolution des personnages, je n’ai jamais aucune image en tête. C’est seulement au dernier moment, avec les acteurs, le chef opérateur, tout le monde, que je commence à penser à comment je vais filmer une scène. La sensualité, ce n’est pas quelque chose que je travaille particulièrement, mais je veux que le spectateur ait une relation physique, palpable, avec le film, avec l’image. Tout le travail que je fais, que ce soit sur les costumes ou le décor, la lumière, la couleur, la matière, est orienté dans un seul but :mettre en évidence – et non pas en valeur – la peau des personnages. L'utilisation que je fais des éléments de la nature, l’eau, le vent, renvoie aussi à une présence sensuelle, physique.
Les décors ont une vraie importance dans votre film, cette montagne omniprésente, ces rochers. Vous avez mis du temps à trouver ces décors ?
Oui bien sûr. Il m'est arrivé de faire quatre heures de route pour aller voir un lieu et une fois sur place, de me dire : « non, c’est pas là, on repart ». Il y a des mois de travail. Mais je ne cherche jamais la beauté de l’image. Ce qui m’intéresse c’est que le décor soit en accord avec la psychologie du personnage sur le moment, qu'il fasse écho à l’émotion qu’il ressent. Pour la scène de la confession de Naoko, qui est extrêmement dure, je voulais un décor assez grand : ainsi les personnages se déplacent, marchent vite, ce qui nous permet de mieux ressentir la colère de Naoko. En même temps je voulais des courbes voluptueuses, pour intégrer l'idée de la sexualité, à laquelle Naoko n’a pas accès. Il fallait que le décor adoucisse le propos pour que ce ne soit pas de la pure violence. Le décor des rochers à la fin, c’est pareil, je ne l’ai pas choisi pour son côté esthétique. La souffrance de perdre quelqu’un, c’est un sentiment extrêmement primitif. Il fallait que je trouve un décor qui donne cette sensation du début du monde. Watanabe va accéder à la libération par les larmes. Cette violence-là est une force qui le guérit.
Il y a quelque chose d’assez beau dans ce film, c’est que malgré cette nostalgie du premier amour que l’on peut ressentir, Watanabe dit à un moment donné qu’il est prêt à passer à l’âge adulte, ça n’est pas un film passéiste.
Tout à fait. Mais vous avez utilisé le terme de nostalgie. qui est plutôt un sentiment positif, c’est un souvenir heureux du passé. Or le film travaille plus sur la mélancolie, ce moment où, tout à coup, on prend conscience de la perte définitive de quelque chose : on se dit qu’on aurait du vivre certaines choses à vingt ans, que maintenant c’est trop tard, perdu pour toujours. C’est ça la mélancolie : un sentiment poignant de l’existence. Quand on est adolescent, toutes les affirmations sont radicales, on souffre pleinement. Mais à un moment donné, quand la souffrance est trop grande, on décide de devenir adulte.
Avez-vous des références picturales quand vous tournez ?
Jamais. Ni avec le chef opérateur, ni avec les autres. Je travaille très précisément le décor, les costumes, parce que même avec un chef-op très talentueux, si on n’a pas un beau décor et des couleurs justes, l’image sera pourrie, ou alors ce sera joli mais pas vivant. Tout ce que je demande à Mark (Li Ping Bing le chef-opérateur), c’est de mettre en évidence la peau. Le reste je m’en fous. Je ne veux pas que la lumière soit la même du début à la fin du film, je trouve ça chiant. Je veux que pour chaque scène, la lumière corresponde aux sentiments de la scène. Je ne veux surtout pas que Mark pense à la cohérence, qu’il se dise qu’il y a un contre-jour, que c’est un film avec un clair-obscur, avec une tâche de lumière qui tombe sur la table...
Et des références cinématographiques ?
J’aime plus les films que les auteurs. Par exemple, Kubrick pour moi est le plus grand de tous les réalisateurs, mais je n’aime que trois de ses films. L'inspiration est très hétéroclite, on va prendre un peu de chacun. Ces gens-là vous apportent une forme d’exaltation, d’émotion, vous savez comment ils le font mais vous n’allez pas faire ça. Ç’est juste que vous puisez dans ce qu’ils vous apportent comme énergie créatrice mais les capacités à résoudre des problèmes esthétiques dans un film sont enfouies en nous.
Pouvez-vous nous parler de votre travail avec Johnny Greenwood, guitariste de Radiohead ? Vous aviez déjà mis des musiques du groupe sur vos précédents films.
Ils ont accepté que je mette des chansons de leurs albums que j’aimais sur mes autres films, ils connaissaient mon travail et ils ont accepté, mais il n’y a pas eu de contact. En ce qui concerne cette musique c’est une toute autre affaire : travailler avec Greenwood, ça n’est pas travailler avec Radiohead. Et sa musique est très différente. J'ai adoré ce qu'il a fait pour There Will Be Blood, alors que j’ai toujours eu beaucoup de mal avec les musiques de films. Mon film est rempli de romantisme, d'une beauté très noire, et le sérieux de Greenwood, en tant que compositeur de musique classique, permettait d'exprimer en profondeur les sentiments des personnages. Je l’ai contacté, on s’est rencontrés à Tokyo lors d’un concert de la tournée de In Rainbows [avant-dernier album de Radiohead sorti en 2007] et il accepté. Mais quelques mois plus tard il m’a dit qu'il devait renoncer car Thom [Yorke] voulait retourner en studio. Pendant le montage, j’ai commencé à réfléchir aux musiques et j’étais vraiment perdu. J’étais prêt à ne pas en mettre du tout. Mais à un moment donné, j’ai placé sur certaines scènes la musique que Johnny avait composée pour There Will Be Blood. Ça fonctionnait tellement bien ! J'ai envoyé un mot à Jonny le jour même : « J’ai besoin de toi, j’ai mis ta partition sur mon film et c’est merveilleux. » Il m’a répondu « Mais t’es complètement fou, qu’est-ce que cette musique d’irlandais a à voir avec ton film japonais ? » Il a ensuite regardé le film, et là, il était d'accord avec moi. Au départ, on voulait utiliser un orchestre, mais il m’a dit : « si tu acceptes qu’on se contente d’un sextet à cordes, j’aurai le temps de composer et d’enregistrer pour toi ». J'ai accepté, mais après avoir discuté avec lui à Oxford, il a souhaité qu’on revienne à l’orchestre. Et il a trouvé le temps d'offrir au film la musique qu’on avait rêvée ensemble. La séquence du deuil au bord de la mer a été un un morceau particulièrement difficile à composer, mais il est extraordinaire.
Je reviens à votre film précédent "I Come with the Rain", inédit en France. Je sais qu’il a connu quelques difficultés, pouvez-vous nous en parler ?
C’est une expérience très malheureuse pour moi parce que j’ai passé un an à me bagarrer au tribunal avec le producteur sur le montage. Il avait fait un détour par les Etats-Unis et quand il est revenu en France, il s’est pris pour un grand producteur américain. Or c’est un amateur, il ne sait rien de la production, de la fabrication d’un film. Et il a voulu m’enlever le droit du montage final, le "final cut". Les tribunaux, très souvent, sont du côté des gens qui ont mis de l’argent. Evidemment, on m'a fait passer pour un réalisateur fou, qui n’en fait qu’à sa tête. Mais sur mes films précédents, tout s'était bien passé, ! Je n’ai donc pas pu travailler sereinement pour résoudre les problèmes délicats du montage et je n’ai même pas pu voir le film fini parce que je devais enchaîner sur le tournage de La Ballade de l'Impossible. Je ne l'ai découvert que lors de l'avant-première au Japon, le premier pays à sortir le film, et j’étais effondré. Le film n’est pas bon. c'est un animal boiteux, même s'il y a des scènes absolument magnifiques, d’une grande poésie. Quand la maison de production a déposé le bilan après les sorties asiatiques, j’ai pu utiliser mon droit pour interdire l’exploitation du film. Mais, je ne sais par quelle magouille, ils l'ont quand même vendu à un distributeur anglais, qui l'a sorti en salles. Quand je suis allé en Angleterre pour la sortie de La Ballade de l'Impossible, je leur ai dit que je ne conseillais à personne d’aller voir le film. Mais ils ont trouvé le moyen d'écrire, sur le site officiel anglais du film : « C’est un film déjà culte ! Quand un réalisateur vous dit "N’allez pas le voir", précipitez-vous ! ».
"La Ballade de l’impossible" est votre cinquième film en près de vingt-cinq ans, c’est assez peu, pouvez-vous nous dire pourquoi ?
J’aimerais bien pouvoir faire un film tous les deux ans, je pense que ce serait ma vitesse naturelle. Le problème est que c’est trop difficile à monter financièrement. Les années où je n’ai pas fait de films sont des années où un, deux, trois projets sont tombés à l’eau, alors que j'avais travaillé longtemps dessus, fait des repérages, réuni des acteurs. J'ai pu faire ce film parce que c’est un livre qui a eu un immense succès en librairie et qu’il était très désiré au Japon. Le producteur qui arrive à adapter un roman de Murakami, c’est un héros parce que l’auteur est connu comme quelqu’un de difficile, qui n’accepte pas les adaptations.
Après ce qu’on appelle abusivement votre « trilogie vietnamienne » vous retournez, comme pour "I come with the Rain" en Asie, ici au Japon. Est-ce que c’est une volonté de tourner là-bas ?
Non, c’est le hasard des rencontres, le désir des gens d’aller vers tel ou tel projet. Ça n’est pas quelque chose que je peux décider. Initialement je devais faire I Come With The Rain juste après Cyclo, je n'avais pas une volonté de faire trois films de suite au Vietnam. Je suis arrivé en France à un âge où j’étais curieux de tout. Je n’ai pas souvenir de souffrance, de déracinement. Pour moi tout était nouveau, j’avais envie d'ingurgiter le maximum de choses qui s’offraient à moi. Si j’ai fait mes premiers films sur le Vietnam, c’est parce que c’était le plus naturel pour moi. Il me fallait une histoire, et ce sont ces choses-là qui apparaissent en premier. L' Odeur de la papaye verte m’avait ramené au Vietnam pour les repérages même si je l'ai tourné en France.
Dans une semaine commence le festival de Cannes. C’est là que vous avez reçu la Caméra d’Or en 1993 pour "L’Odeur de la papaye verte", qu’est-ce qu’il vous en reste ?
Le fait de recevoir la Caméra d’Or, une nomination aux Oscars pour le premier film, un Lion d’Or à Venise pour le second vous donne beaucoup de force. Vous vous sentez serein, vous ne courez plus après la reconnaissance Toute l’énergie se concentre alors sur le travail, sur le langage spécifique de cet art. Sinon, cette année à Cannes, il y a un film que j’attends énormément, c’est le film de Terrence Malick [The Tree of Life] parce que Le Nouveau monde était un très grand chef d’œuvre du XXIeme siècle.
Vous avez fait l’école Louis-Lumière à Paris. Qu’est-ce que ça vous a apporté ?
Quand j’ai intégré Louis-Lumière, je voulais être réalisateur alors que l’école forme des chef-opérateurs. Ça n’engage que moi mais je pensais que la mise en scène ne s’apprenait pas. La meilleure école était de voir les films, de les analyser. J’avais ma propre méthode, mais je voulais apprendre tout ce qui était technique : la chimie, la photo, les optiques... J’y ai passé deux années – à l’époque c’était un simple BTS – qui m’ont beaucoup appris. C’étaient surtout deux années d’effervescence d’idées parce qu’on discutait toute la journée de cinéma, on s’engueulait ! C'était extrêmement stimulant.
Est-ce que vous avez l’impression de faire partie d’une famille de cinéma ?
Non, je ne fais que passer, partout. Que ce soit en France, au Japon, à Hong Kong... J’ai le cul entre quatre chaises ! C’est un inconfort total que j’aime beaucoup. Ça me maintient en éveil.
Propos recueillis par Matthieu Le Caisne
La bande-annonce de La Ballade de l'Impossible