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    "Tomboy" : Interview avec Céline Sciamma

    Après "Naissance des pieuvres", Céline Sciamma signe "Tomboy", l'histoire, simple, légère et bouleversante, d'une fillette qui se fait passer pour un petit garçon. Interview.

    AlloCiné : Après avoir fait un premier film sur l'adolescence, les cinéastes font généralement ensuite un film sur des adultes, plus installés... Après les ados de "Naissance des pieuvres", vous prenez le chemin inverse...

    Céline Sciamma : C'est vrai que j'ai pris à rebours la question du second film : on a tendance à passer à un sujet plus contemporain par rapport à sa vie, avec un budget plus conséquent. Moi, j'ai régressé partout : j'ai voulu faire un film plus léger, avec plus d'autonomie et de liberté, et des plus petits enfants (sourire). Mais je ne me suis pas dit : tiens, je veux faire un film avec des enfants. C'est l'histoire qui m'y a amenée : une petite fille qui se fait passer pour un petit garçon. Ca me semblait une promesse de récit hyper forte, classique, une histoire d'infiltrée, avec du suspense, de la tension. En même temps il y avait cette opportunité de faire un portrait de l'enfance. J'avais envie de faire un film énergique, vivant, de tenter des choses dans la mise en scène.

    Laure se fait passer pour un garçon... mais c'est parce qu'au départ on la prend pour un garçon, ce n'est pas une démarche volontaire. (voir l'extrait ci-dessus)

    Oui, je tenais vraiment à cette idée du quiproquo, du malentendu. Il n'y a pas de déterminisme. Je voulais ce côté ludique de l'occasion qui fait le larron. Du coup, c'est un film centré sur l'action. On n'est pas dans le "pourquoi fait-elle ça ?" mais "comment le fait-elle" ? Il me semblait qu'ainsi le film pouvait être généreux, attraper les gens, leur parler d'eux, plus que s'il avait été dans une problématique très singulière. L'enfance, c'est le moment où on joue tous à être quelqu'un d'autre, c'est l'époque du jeu de rôle : les cowboys, les indiens... Je voulais qu'on puisse passer en permanence du particulier au général.

    Il y a une certaine légèreté dans le film, mais aussi de la gravité et de la violence : si Laure ment, c'est aussi parce qu'elle a honte d'avoir été prise pour un garçon....

    J'avais très envie de travailler les contrastes. J'avais un peu essayé de le faire sur mon film précédent. Il y avait un peu plus de comédie, mais ça avait été coupé au montage car c'était difficile de changer de ton. Donc cette fois j'y ai réfléchi en amont, dès l'écriture, je voulais ce côté montagnes russes. Et finalement je trouve qu'il y a un équilibre, et on se laisse un peu surprendre.

    C'est aussi un film sur la créativité de l'enfance :  les jeux de rôle, mais aussi le dessin, la danse...

    Complètement. Il y avait vraiment l'envie de chroniquer le charisme de ce moment-là. C'est un moment très inventif et très physique. On est libre d'exprimer son corps, on a encore tous le même. J'avais envie de filmer le corps des enfants, l'enfance est vraiment un beau chantier de mise en scène. En plus il y a une urgence à le filmer, car à 10-11 ans ça commence déjà à disparaitre.

    On est presque dans un documentaire animalier : comment fonctionne le groupe, l'individu par rapport au groupe...

    Ca m'intéressait de filmer les rituels. Je ne voulais pas avoir de regard surplombant, mais faire le film à hauteur d'enfant, être dans la mêlée, et au présent, sans regard nostalgique ou retrospectif sur l'enfance. Le personnage est en situation d'observation, il regarde les autres et essaie de faire pareil, donc les regards sur le groupe se multiplient.

    Dans "Naissance des pieuvres", l'eau était un personnage essentiel. Cette fois, c'est la nature, la végétation....

    Je voulais des choses assez simples, avec deux gros décors : la forêt et cette résidence. J'avais très envie de filmer la nature, de me coltiner ça. Ce qui me plaisait, c'est que ça rendait cette enfance intemporelle. Avec cette forêt, on est dans un lieu un peu utopique, sans trop de marqueur sociologique. C'est un peu comme les enfants sur l'île déserte de Sa majesté des mouches. C'est absolument crédible, car les enfants jouent dans les bois, et en même temps on est ailleurs. Par rapport à Naissance des pieuvres, qui avait un côté un peu glacé, on est dans quelque chose de plus lumineux, solaire. Il a donc fallu faire un casting de forêt, et puis après il y a le travail sur la profondeur de champ : on n'est pas dans un univers avec des lignes comme à la piscine. Le travail sur le son m'intéressait, avec la notion de menace : quand on est seul dans une forêt, on est vraiment seul.

    Vous avez choisi de filmer hauteur d'enfant. On a parfois l'impression que les adultes mesurent 3 mètres !

    Dans les films sur l'enfance, on est soit du côté de l'enfant rebelle, sauvage, du fugitif, en lutte avec la société (Les Quatre cents coups, par exemple) soit de l'enfant surdoué, qui donne son point de vue sur le monde, à coups de voix off. Je voulais juste être... juste. Ca passe par la question de la hauteur de caméra. La décision initiale était de tourner sur pied, et pas à l'épaule, qui aurait pourtant été l'idée la plus simple, avec les enfants qui courent partout...  Mais je voulais qu'il y ait de la mise en scène, un cadre, qu'on ne soit pas juste embarqués avec eux. C'est vrai que du coup, les adultes ont l'air immense (rires) ! Mais c'est super galère de filmer un enfant et un adulte. C'est pour ça que la mère est allongée...

    Il y a une grande douceur dans les rapports avec les parents...

    Je voulais qu'il reste une part de hors-champ dans la représentation des parents. Il fallait que les rares scènes avec eux soient comme des "bulles" : la scène du jeu de sept familles, ou dans la voiture. Je voulais montrer de la tendresse, une famille où "ça va".

    L'étape du casting a-t-elle été longue ?

    Pas du tout. J'ai écrit le film très vite, en un mois, et j'ai fait le casting en 3 semaines. En général, pour ce genre de film, c'est beaucoup plus long, on cherche Ponette pendant des mois... Là, nous n'avions pas le temps, donc nous sommes allés vers les agences de comédiens, ce qui n'est pas du tout ma pente naturelle. Une rumeur précédait cette jeune fille, on me disait qu'elle était atypique, qu'elle pouvait être androgyne, un peu garçon manqué, pas facile à distribuer... Je me suis dit : c'est pour moi ! Je l'ai vue le deuxième jour de casting, et c'était une évidence. On a construit le reste autour d'elle : on a tourné dans cette banlieue parce qu'elle y vivait, les autres enfants sont ses vrais amis dans la vie. Il n'y avait donc pas de problème de crédibilité.

    Comment travaille-t-on avec des enfants ?

    Il n'y a pas eu de répétitions. On s'est juste vus 3-4 fois et on s'est retrouvés sur le plateau. Il y a eu, comme avec les autres comédiens, un travail en amont de lecture autour de la table, d'explications des enjeux et même de la mise en scène : comment je vais te regarder, te filmer ? Car il y avait des scènes délicates, de nudité. Sur le tournage, le travail c'est de toujours les remettre au coeur des enjeux du film, et en même temps de faire en sorte qu'ils se sentent le mieux possibles, pas inhibés. Et puis on ne travaille pas de la même manière avec une petite fille de 10 ans et une fillette de 6 ans. Avec Zoé, qui se concentre, qui ne regarde pas la caméra pendant les prises, on peut se parler entre les prises, construire les scènes ensemble, c'est solide. Avec une fillette de 6 ans, qui regarde la caméra toutes les deux secondes, le travail est plus périphérique, il faut arriver à construire une relation. On joue tout le temps, sur le plateau et à l'extérieur. Il faut annuler le folklore religieux du plateau, faire et refaire des prises de douze minutes, ça demande beaucoup d'engagement physique, pour qu'elle ne se réfugie pas dans le récitant ou l'annonant. C'est épuisant, mais quand quelque chose se passe, l'émotion est très forte.

    La scène la plus émouvante du film est peut-être la séquence du repas, avec cette complicité entre les deux soeurs.

    Le portrait de la fratrie était à l'origine du projet. C'est la chose la plus intime du film. C'est ce qui m'appartient vraiment, ce que j'avais envie de raconter, c'était vital pour moi. C'est la partie qui me touche le plus, ce sont mes scènes préférées... J'ai une soeur, j'avais envie de faire le portrait de cette relation-là, complice, créative, tendre, avec aussi de la cruauté car on s'abandonne.

    Est-ce un hasard si le rôle du père est tenu par le fils du réalisateur de "Lady Oscar" ?

    (Sourire) C'est marrant, je suis en train lire le manga de Lady Oscar ! Ils ont réédité l'intégrale, c'est vachement bien. Je suis très éprise du cinéma de Jacques Demy, que j'ai vu enfant en plus. C'est un cinéma tellement sensible sur la question de l'identité, qui joue avec ça de façon assez sublime. Mais je n'ai pas pris Mathieu Demy pour ça ! Je l'ai pris parce que c'était le papa que j'imaginais, tendre, lumineux. Je n'ai proposé le rôle qu'à lui, pareil pour la mère.

    Y a-t-il d'autres films qui ont pu vous inspirer ?

    Je pensais à des films où les enfants sont des héros, et ils ne sont pas si nombreux. Je pensais par exemple à E.T., d'ailleurs elle ressemble beaucoup à Elliot ! Je pensais aussi à L' Argent de poche, et à  Mysterious Skin pour la stylisation et puis ce trouble, cette ambiguité. Mais je n'ai pensé à tous ces films qu'après-coup.

    L'idée de la pâte à modeler ?

    Cette scène résume vraiment la façon dont fonctionne le film, à la fois du point de vue du récit et de la mise en scène. On est toujours dans cette idée de l'action. J'ai essayé de construire le film à partir de la logique du personnage : par exemple, là, elle va se baigner... Bon, elle est dans la merde... Je me mets à sa place : comment je ferais ? Je réfléchis, je me dis :" Tiens, de la pâte à modeler..." Et puis je me dis que ça fera une scène avec la soeur... C'est venu comme ça. Presque tout le scénario est du premier jet de toute façon. J'aime bien l'équilibre de cette scène : à la fois ça fait marrer, et puis il y a un côté MacGyver ingénieux, et il y a aussi quelque chose de troublant. Cette scène est vraiment au coeur du film.

    Contrairement à Naissance des pieuvres, la musique est très peu présente, comme si vous aviez voulu supprimer tous les artifices.

    Dès le départ, je me suis dit qu'il n'y aurait pas de musique, à la fois pour travailler autrement et parce que je voulais que la pulsation du film ne permette pas l'intrusion d'une musique. Je voulais travailler la matière sonore, cette nature, les voix d'enfants... J'ai quand même essayé de mettre de la musique au montage, mais ça créait du surplomb, du commentaire, on perdait la hauteur d'enfant. A moins de mettre une musique Playskool, mais bon...

    Du coup, rien ne nous distrait du coeur du film : la question de l'identité sexuelle.

    Oui, je trouvais intéressant de traiter l'ambiguité de cette manière. On fait comme le personnage, je crois : dans cette quête-là, elle a de grands moments d'épanouissement, et puis elle a aussi des moments d'angoisse.  On vit les choses en même temps qu'elle. C'est ça qui m'intéresse : créer de l'immersion dans un personnage, faire vivre l'expérience, plutôt que traiter une problématique, un sujet. Du coup, on est chahuté au gré de ses propres évolutions.

    Céline Sciamma

    Pour revenir à la musique, avant "Tomboy", vous avez travaillé avec Gonzales, d'abord pour une série, ensuite pour un film.

    On a écrit pendant un an une série, qui a changé de format, on est passé d'un 26 minutes à un 6 minutes pour le web. A un moment, on en a eu assez. Quand Gonzales a fini son album Ivory tower, il m'a dit qu'il avait une idée de film, avec un synopsis assez bien foutu, dont l'album était la BO. En un mois ou deux, on a écrit le scénario puis on l'a tourné dans la foulée, dans une dynamique un peu pirate, assez inspirante. J'espère qu'on retravaillera ensemble. La musique joue un grand rôle dans ma vie : j'en écoute beaucoup, j'en fais (je joue de la batterie et du piano). Après, c'est le hasard des rencontres : Para One [compositeur des BO de ses deux films], je l'ai rencontré à la FEMIS, en tant que cinéaste. J'aime bien le rapport de ces musiciens au cinéma : ils sont dans une dynamique pop, avec cette idée de l'immédiateté, de l'air du temps, de la séduction. Ca m'intéresse que ces deux milieux se croisent.

    Vous aimeriez revenir au format série ?

    Entre les deux fims, j'ai aussi participé à l'écriture d'une série fantastique pour Canal+, Les Revenants, d'après le film de Robin Campillo. J'ai arrêté, et c'est Fabrice Gobert qui a pris le relais. J'ai travaillé là-dessus pendant un an et demi. Ca m'a beaucoup appris, j'ai vu comment ça marchait et je compte bien m'y remettre, je trouve ça passionnant, je ne lâcherai pas l'affaire. Je veux faire une série !

    Un mot sur un souvenir marquant : la cérémonie des César en 2008, au cours de laquelle Jeanne Moreau vous a offert le César d'honneur qui lui avait été attribué...

    Je ne savais pas ce qui allait se passer. A l'époque, le César du premier film était le premier César attribué. Donc ma soirée était vite terminée ! En même temps, je m'en doutais un peu, Persepolis semblait imbattable. Et au moment où Jeanne Moreau monte sur scène, je vois une caméra qui se rue sur moi. Je me dis : bon, elle va sans doute évoquer mon film. De là à m'appeler... C'est Jeanne Moreau, elle est super forte ! Elle décide, elle met en scène. C'était génial, c'était super beau, c'était pirate, tout ce que j'aime ! J'ai toujours ce César, je suis censée le transmettre. C'est très compliqué de la place où je suis, mais je ne vais pas non plus attendre 60 ans...

    Recueilli par Julien Dokhan le 12 avril 2011

    La bande-annonce de Tomboy

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