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    "Women are heroes" : rencontre avec JR

    Grand photographe, lauréat 2011 du Prestigieux Prix de la fondation TED, le Français JR vient de réaliser son premier long métrage, "Women are heroes", un documentaire enthousiasmant sur la condition des femmes dans le monde. AlloCiné l'a rencontré.

    AlloCiné : Parlons de ces femmes, fortes, émouvantes, les heroes du titre. Par exemple celles des favelas, qui ont tout compris... Comment t’es-tu retrouvé là-bas ? Comment as-tu rencontré ces gens ?

    JR : Les endroits que j’ai choisis dans le film, je les ai découverts à travers les médias. Une fois sur place, j'ai commence à rencontrer des gens et à travailler dans la communauté. Peu à peu, il y a le hasard des rencontres, les gens qui viennent spontanément, ceux qu'on me présente... La sélection se fait assez naturellement, en discutant longuement. Ça ne marcherait pas si je venais juste voir les gens en leur demandant : "Bonjour, qu'est-ce qui vous est arrivé hier, racontez-nous... " Et comme je suis là en tant qu’artiste, pas journaliste, les gens se livrent d’une autre manière, parlent de leur environnement, de leur quartier, de leurs combats. Je reste longtemps, mais en en même temps il faut aller vite pour garder l'énergie, conserver la spontanéité. Le premier jour dans la favela, on ne connaissait personne, et quand on est parti 25 jours après, on avait tout. Avec les trafics, la guerre, on on n'a pas le temps de dire qu'on reviendra une semaine plus tard !

    Et maintenant, il y a un centre artistique dans cette favela !

    Oui, depuis 1 an et demi. C'est moi qui l'ai créé. Cette favela a même été nettoyée par la police, donc il n'y a plus de trafiquants depuis quelques mois. Au départ, le deal avec les gens, c’était juste de concevoir un projet artistique, de faire voyager les histoires. Mais ça a créé une énergie et les gens ont rebondi. On ne peut pas prévoir ça, c'est ce qui est magique. Ca ne s'est pas produit dans tous les pays, mais au Brésil ça s'est particulièrement bien passé.

    Vers la fin du film, on voit la fierté des femmes de la favela pendant le vernissage de l’exposition à Rio. Elles sont là en ville alors qu’auparavant elles étaient invisibles…

    Ce qui est intéressant, c’est que ce qui a le plus choqué, c'est quand on a collé dans la ville et sur les monuments. Parce que pour les gens de Rio, c’était leur territoire. Donc la directrice du musée s’est fait virer, il y a eu un gros scandale. On s'imagine que le message est plus fort quand on va dans la favela, alors que le message a été beaucoup plus fort dans la ville !

    L’idée d'en faire un documentaire était là dès le départ ?

    Oui; je savais que j’avais envie de montrer ce qu’il y a derrière l’image. Ce qui est intéressant avec ces photos, c'est autant le graphisme que l’histoire qui est derrière la photo. J’ai donc commencé à me documenter de manière indépendante, ensuite j'ai trouvé des coproducteurs pour monter le film.

    Comment ça se passe du point de vue technique ? Tu rentres à Paris pour les tirages à grand format ?

    Ça dépend si je trouve l’endroit pour imprimer ou pas. Au Libéria ou en Sierra Leone, il n'y en a pas donc j'ai fait des allers et retours. Au Brésil, on a trouvé. Ou alors j'envoyais les photos à Emile (Abinal scénariste) qui arrivait le lendemain avec les affiches. On imprime très vite en fait. Mais ce n'est pas facile de trouver ces machines, qui sont un peu comme des photocopieuses. C'est un peu plus large mais c’est la même technique.

    J’aime bien la scène à Kibera avec les hommes qui discutent avec toi, qui te demandent quelle est ta démarche...

    Ce qui est intéressant c’est que, dans ces endroits-là, les gens ont vraiment envie de comprendre. Ce n'est pas comme aux Etats-Unis ou en France, où on demande d'abord "OK, qui paie ? Et comment on va enlever l'affiche ?" et les questions sur la démarche n'arrivent qu'après. Là-bas, on est tout de suite au cœur du projet : "Quel est votre objectif ? Quel est le sens ?" Ces discussions sur l'art sont passionnantes. Souvent, ce qui les étonne le plus, c’est que ce soit fait sans but précis. C’est ça finalement qui déstabilise tout le monde. "C’est de l’art, ça doit servir à quelque chose..." Et puis tout à coup ils commencent à comprendre à quoi ça sert en voyant le regard des autres (les médias, les enfants) sur les photos.

    Ce phénomène des bâches à Kibera n'était pas prévu dès le départ ?

    Non. Quand j’ai dit que j'allais coller des photos sur les toits, on m'a répondu : "à quoi ça sert ? Ça va partir avec la pluie..." Finalement, ce sont eux qui m'ont dit : "Nos toits fuient, l’eau passe à travers, il faudrait au moins faire quelque chose d’utile." De là est venue l’idée d'utiliser du vinyle, si bien que les gens les gardent encore aujourd’hui. Et nous sommes revenus un an après pour remettre 2000 m2 de bâches.

    J’ai vu sur Internet qu’ils s'en sont même servis pour s'abriter du soleil, donc ils se l'approprient...

    Oui, c’est génial. Oui, et même quand les gens déménagent, ils en prennent leur morceau avec eux ! Certains en ont fait un tapis par exemple.

    Tu aimes faire collaborer les spectateurs et impliquer la population locale, comme tu l'avais fait pour la Nuit Blanche à Paris en 2009.

    C’est exact. Dans tous les pays où nous sommes allés, nous étions aidés par les gens du quartier. Ça crée parfois des situations paradoxales : au Libéria, par exemple, des ex-rebelles collaient des portraits de femmes qui avaient été violées pendant le conflit. Au Proche-Orient, des Israéliens en collaient sur les maisons des Palestiniens. C’est dingue, et on obtient ça parce que ce sont des oeuvres d'art. C’était tellement gros que ça passait ! Les gens étaient étonnés, et avant de se demander : "Pourquoi y-a-t-il des femmes ici ?" ou "pourquoi y a-t-il un Israélien ou un Palestinien là ?", ils posaient la question : "Pourquoi cet affichage ?" C’est ça qui m’intéresse : l'interrogation sur le sens de l'oeuvre.

    Sais-tu ce que sont devenues certaines femmes, comme cette prostituée en Inde ? A-t-elle pu reprendre la vie normale ?

    Elle travaille aujourd’hui dans la couture. Elle gagne beaucoup moins d'argent, mais elle a retrouvé sa dignité dans le travail. Je l'avais rencontrée au moment où elle s’était reconstruite. Mais c'était tellement récent qu’elle avait envie de raconter son histoire.

    Comme tu n'es pas journaliste, le film a une dimension intemporelle. Sera-t-il diffusé à l'étranger ?

    C'est vrai, même s'il parle d'évenements précis, de différents lieux, beaucoup de gens y verront le reflet de leur propre situation. Le film a déjà fait beaucoup de festivals, on doit encore aller en Inde, à Delhi... Après, il y aura le DVD, ce qui représente une nouvelle vie pour le film.

    Quels sont tes projets ? Penses-tu continuer dans d’autres coins du monde ? Es-tu sollicité par des communautés ?

    Beaucoup de gens m’écrivent des quatre coins du monde pour me demander de venir mais ce qui me motive plutôt, ce sont les hasards, les rencontres, le choix d'un pays. Souvent, c'est improvisé une semaine avant : je peux aller dans un pays difficile, mais je ne l’aurai décidé que quelques jours avant. C’est très imprévisible. On n’a pas de programme à l’année, à part les expos qui sont calées. Ça me permet de garder une liberté complète d’action, de sauter dans un projet. Les choses sont aussi plus simples qu'hier : ce que je fais aujourd’hui (prendre une photo, l'imprimer et la coller dans la journée), je ne pouvais pas le faire il y a dix ans. Mais faire un documentaire, ça prend quand même beaucoup de temps : le montage, l’étalonnage, le son, etc... Rester six mois à travailler, c'était dingue pour moi qui ai l’habitude d’être constamment dans la rue, à coller, à aller d'un pays à l'autre. Mais je pense que le jeu en vaut la chandelle.

    Félicitations pour le TED ! [Le TED est une prestigieuse récompense américaine, du nom de la fondation TED : Technology, Entertainment, Design. En plus d'une bourse de 100 000 euros, le lauréat doit emettre  un "voeu pour changer le monde"]. As-tu élaboré ton "voeu" ?

    Je suis en train d'y travailler ! Je sais que ça va avoir un impact gigantesque donc ça met une pression, mais j’ai plutôt hâte maintenant.

    Tes influences artistiques ?

    Quand j’ai commencé avec le graffiti puis les collages, à 17 ans, je n’avais pas beaucoup d’influences. Je ne connaissais rien à la photo, à l’art contemporain...  Petit à petit je me suis dit : tiens, d'autres gens font la même chose mais un peu différemment, avec de la peinture... Aujourd'hui, parmi les artistes qui m'influencent ou m'intéressent, je citerais BLU, qui fait de grandes peintures dans des villes, Os Gêmeos au Brésil, Ernest Pignon-Ernest… On a tous un rapport différent à la rue, à notre travail. Ce qui m’intéresse, plus que le résultat, c’est la philosophie qui est derrière chaque artiste, comment on travaille. Je n'ai jamais de sponsors, de mécène, c’est toujours autofinancé. Les gens ne le voient pas mais c'est le plus grand combat dans ces projets. C’est plus compliqué que de coller les affiches. On peut voir un film présenté par une marque de shampooing ou de pétrole, et ça ne choque meme plus.

    Quel était ton rapport avec le cinéma avant de faire ce film ?

    J’adore le cinéma depuis tout petit. Je ne pensais pas devenir réalisateur, mais à force d’avoir vu des films sur moi, j’ai eu envie de faire le mien, et justement sans apparaître. Mon envie était de me centrer sur le projet. Je voulais avoir la vision des gens, capter leur énergie. Je ne voulais pas le côté spectaculaire qui plaît aux médias avec les fusillades et ce genre de choses. Ça rejoint l'idée d’utiliser les initiales, pour être anonyme en fait. C'est la même philosophie.

    Tu arrives encore à rester anonyme ?

    Oui, on me reconnaît jamais. Et puis c’est sous mon vrai nom que je suis anonyme en fait, puisqu’on me connaît juste comme JR. Je ne veux pas que mon nom se répande parce que ça m’empêcherait d’aller dans certains pays. Là je viens de Chine : quand je passe par le frontière sous mon vrai nom, ils ne savent pas qui je suis. Si demain on savait qui j’étais, ça ne changerait pas ma vie mais ça me changerait mon travail, je ne pourrais plus aller dans certains endroits aussi facilement.

    Propos recueillis le 8 janvier par Aysin Karaduman

    La bande-annonce de Woman are heroes

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