AlloCiné : Quelle a été la genèse du projet "Raspoutine" ? Paul Verhoeven était aux commandes à l’origine, non ?
Rose Bosch : Il y a eu plein de gens intéressés : Roland Joffé, Costa-Gavras, Paul Verhoeven… C’est un projet très ancien. Il remonte à dix-huit ans, et c’était un projet Légende avant d’être le mien : puis comme on n’avançait pas vraiment, j’ai repris le en tant que scénariste, parce qu’il offrait les mêmes attraits que la bio de Christophe Colomb, que j’avais faite pour Ridley Scott. Raspoutine m’a toujours intrigué. D’autres, pas du tout. Napoléon ne m’intéresse pas par exemple. Raspoutine et Colomb ont en commun d’être des boucs émissaires. Ce thème m’est cher. Il est aussi dans La Rafle. Et puis il y a un côté "éléphants dans le magasin de porcelaine" chez Colomb comme chez Raspoutine. Des personnages d’origine très humbles, d’un autre pays ou d’une autre classe sociale, et que leur volonté ou le destin catapultent auprès du pouvoir et qui le payent très cher. A l’origine, j’avais contacté Paul Verhoeven, un cinéaste provocateur et sulfureux. Nous avons travaillé ensemble, ça a été annoncé et puis nous avons été en désaccord sur la manière de représenter le personnage. Je me suis alors repliée chez Légende, avec l’espoir qu’un jour je puisse le mettre en scène moi-même. Et dès que La Rafle a été un succès et qu’on m’a demandé mon prochain projet, c’est Raspoutine qui a surgi immédiatement.
La plupart des gens connaissent l’allure du personnage, barbu et hirsute… et évidemment la chanson de Boney M ! Mais après, Raspoutine, ça reste flou. Alors qui est-il ?
Rose Bosch : Un iconoclaste. Un anarchiste primaire. Un mystique sincère. Un guérisseur quasi chammanique. Celui que j’ai découvert est à des années lumières du cliché machiavélique qu’on imagine.. Tout ça fait de lui un personnage rock’n’roll, incroyablement moderne. Je pense que plein de gens se reconnaîtront dans son approche de la vie… Dans sa façon de "prêcher" pour le plaisir des femmes. Au XIXe, il dit : "C’est très bien de jouir ! Aucun de mal à cela ! Dieu t’as donné ce corps pour que tu en jouisses. Commets le péché, car une fois que tu l’auras fait, tu cesseras d’y penser et tu tourneras ton âme vers Dieu". C’est pas mal comme approche ! (Rires) Beaucoup de gourous modernes ont depuis repris cette philosophie et l’ont transformée en quelque chose d’abominable. Mais Raspoutine, lui, n’a jamais fait ça. Il n’y a jamais eu contre lui aucune de plaintes pour abus sexuels ou autres. Tout s’est passé entre adultes consentants… Cette liberté de mœurs, combinée à ce mysticisme et cette foi sibérienne quasi-chamanique, c’est très moderne.
Le film est-il totalement historique ? Y’a-t-il une part de fiction dans votre approche ?
Rose Bosch : Artistiquement, je suis beaucoup plus libre que sur 1492 : Christophe Colomb ou sur La Rafle, parce qu’il n’y a pas de mémoire "sacrée" à partager. Sur 1492 : Christophe Colomb, j’étais tenue à une véracité historique en raison du massacre d’Indiens. Pour La Rafle, l’obligation de véracité est encore plus évidente. Alors que Raspoutine, hormi son meurtre qui est très "balisé", l’interprétation des événements qui y ont conduit est tout à fait flexible. Vous ne trouverez pas deux historiens qui soient d’accord ! Donc ce sera ma lecture de Raspoutine, et artistiquement, ça me libère car je peux me permettre une écriture cinématographique plus personnelle, quant aux dialogues, à la caractérisation. Et surtout à l’enchaînement de la fatalité.
Comment allez-vous naviguer entre la réalité historique du personnage et le mythe qui s’est créé autour de lui ?
Rose Bosch : Ce réel a laissé des traces écrites. A partir de 1998, la Russie s’est ouverte et a fait sortir des archives jusque-là gardées sous clé, parce que du sort de Raspoutine et de la famille impériale, dépendait la vision qu’on avait de la révolution Bolchévique : il y avait donc jusque-là pour eux une nécessité historique à s’en tenir à la version "officielle", "communiste". Des choses formidables me sont tombées entre les mains, et notamment les minutes des interrogatoires de tous les témoins de l’époque, juste après le crime. C’était comme être atablé avec les services secrets de l’époque, en train d’interviewer les servantes, les gouvernantes, les ex-maîtresses, les colonels… Soit une centaine de personnes ! J’ai également retrouvé les journaux intimes de la fille de Raspoutine, qui a fini dompteuse de lions dans un cirque de San Diego, et celui de l’assassin lui-même, mort dans les années soixante dix à deux pas de chez moi, Porte d’Auteuil. Puis j’en fais une lecture qui est la mienne : je ne prétends pas à "l’objectivité", encore moins à la "vérité" qui a quelque chose de "facho". Je crois aux faits… et aux points de vue. J’ai donc, comme chacun de nous peut le faire, raconté ce qui est ma propre version des faits, ce qui a conduit selon moi à l’assassinat de Raspoutine, lorsqu’il est devenu une entrave aux ambitions de tant de pouvoirs différents.
Pour incarner Raspoutine, vous faites appel à Jean Reno…
Rose Bosch : D’une part, La Rafle nous a rapprochés. J’avais besoin de quelqu’un crédible dans le rôle d’un Sibérien capable de débiter un chêne à la hache, de parcourir des milliers de kilomètres pour aller à Jérusalem, ce que Rasputine a fait. Et puis il y a chez Jean Reno une humanité et une humilité qui ne sont pas feintes -il est l’inverse d’un cynique. Cette humanité m’intéressait pour les scènes de guérison de l’enfant hémophile du Tsar Nicholas II : une série de guérisons qui a ont été historiquement "constatées" par le médecin impérial, Botkin. Après, on peut croire à l’intervention divine ou -comme moi- à la "suggestion" mais quoi qu’il en soit, Raspoutine pouvait arrêter les hémorragies internes de cet enfant… Il y a ce côté très chamanique chez Raspoutine. Et très "rock star", avec ses vêtements noir. Il ne lui manque que les tatouages !
Raspoutine, d’après les témoignages, c’était aussi un regard quasi-hypnotique…
Rose Bosch : Oui, Jean Reno, c’est avant tout un regard. Il a des yeux protubérants et très perçants… Donc c’est intéressant, effectivement. Le jour où nous avons fait cette photo, je suis partie parler avec quelqu’un et je suis revenue pour tomber sur lui barbu, maquillé et habillé de la sorte. C’était un choc pour tous dans la studio. Je suis très heureuse qu’il ait accepté d’être notre Raspoutine, et j’espère que nous allons faire un film intense.
Le film sera tourné en Anglais ? En Français ?
Rose Bosch : En Anglais, en Russe et en Français. Je ne crois plus à ces projets où il faut tourner en Anglais pour faire "international"… Et là, ce n’est pas le cas, car cette société aristocratique dans laquelle Raspoutine évolue parle majoritairement le Français, qui était alors la langue "officielle" à la cour de Russie. On commençait une phrase dans une langue, on la terminait en Anglais, en allemand, en danois… Il faut savoir que les aristocrates Russes n’avaient souvent pas une goutte de sang russe dans les veines : les précepteurs de l’époque disent que tout le monde parle toutes les langues... avec un accent ! Ca va être intéressant de mettre en scène cette Babel européenne où les langues se mêlent. A cela s’ajoute une autre langue : la musique Russe. Classique, et romantique, celle du 19ème siècle, et puis Tzigane, et Orthodoxe. Les Slaves sont des êtres volontiers extrêmes. L’émotion de La Rafle, par exemple, leur est très familière.
Comment les Russes accueillent-ils le projet ?
Alain Goldman : Nous avons eu la chance d’avoir des aventures "voisines" qui ont honoré Légende depuis longtemps. 1492 : Christophe Colomb, Vatel, La Môme : ce sont des biopics qui ont en commun d’avoir célébré -à travers le destin de l’un des leurs- une nation et une culture. Quand on arrive aujourd’hui pour parler de Raspoutine, nous sommes riches tout ces expériences - avoir su faire ce genre des films qui transcendent leurs culture d’origine. La Môme, de ce point de vue-là, a été un exemple extraordinaire : voilà une actrice française qui va jusqu’à l’Oscar remportant au passage tous les autres titres, Bafta, Golden Globe, César, et qui porte la culture française partout dans le monde sans aucune copie doublée. Les Russes ont compris cette approche sur Raspoutine. L’histoire se situe à un point de rupture, entre la période tsariste et la révolution d’octobre ; l’empire danse sur un volcan au bord d’une explosion qui va changer le monde. Aujourd’hui, les Russes sont sortis de la période soviétique, et ils sont en quête d’eux-mêmes : comme sur La Rafle, si on connaît mal son passé, on a du mal à envisager son futur. De ce point de vue-là, le retour sur ce qu’était la Russie avant la "parenthèse" communiste est une source extraordinaire de connaissances. Et pas que pour eux-mêmes : il y a une curiosité du monde entier d’aller voir un grand film épique sur la Russie éternelle, la Russie d’avant la Révolution. Le personnage de Raspoutine est intéressant de ce point de vue, car c’est un passeur. C’est un Moujik. Il va faire une trajectoire interplanétaire pour passer du paysan sibérien à un intime du couple le plus puissant du monde. Comment va-t-il y arriver ? Avec tous les ingrédients de l’âme russe : la religion, la vodka, les femmes… Un mélange détonant qui va permettre ce voyage.
Mais ils n’ont pas été étonnés que ce scénario sur un mythe national leur parvienne via des "étrangers" ?
Alain Goldman : La première chose qu’ils m’ont dite, c’est qu’ils croyaient que Rose Bosch était russe! (Rires) Ils ont aussi cité Bertolucci : un Italien pour raconter les Chinois ("Le Dernier Empereur", NDLR). Donc ça ne les choquait pas qu’une Française raconte Raspoutine.
Rose Bosch : Je salue cette ouverture d’esprit !Alain Goldman : Et puis d’un point de vue de producteur, pour un sujet comme Raspoutine ou La Rafle, il vaut mieux avoir quelqu’un qui a certes de la bienveillance pour le sujet, mais qui n’en soit pas l’otage ni le prisonnier. Si on confie La Rafle à un metteur en scène juif, trop "impliqué", il n’y a pas de distance. Pour Raspoutine, pour plein de raisons, Rose a de la bienveillance et de l’affection pour le personnage, et en même temps, un "recul". C’est la bonne distance.
Rose Bosch : Je ne voudrais pas qu’on imagine que c’est une "fascination", non. Disons qu il y a autour de cet homme des événements et des personnages que l’on n’oserait pas inventer. Les personnages sont emblématiques, très extrêmes. Pour un cinéaste, c’est une bénédiction. Et comme je n’aime pas tellement filmer le "quotidien"...
Revenons maintenant sur un sujet épineux : la polémique* qui a accompagné la sortie DVD de "La Rafle", suite à votre interview dans "Les Années Laser"...
Rose Bosch :
A l’heure actuelle, la mode est au sacarsme, à "l’équarrissage", au dénigrement, à la malveillance et même à la parano… Et cela dépasse très, très largement le monde du cinéma, ou même celui de la culture. La désillusion sur le monde est telle que toute initiative est désormais "suspecte" de ne pas être sincère. Et moi, en gros, je suis convaincue que l’émotion partagée, et avant tout, la "compassion", c’est à peu près la seule chance qui nous reste en tant qu’espèce de ne pas nous auto-détruire. "Last call before self-destruction", disent les Anglo-saxons. Encore, si cette entreprise globale de démolition était assortie de propositions positives, cela serait sans conséquences. Ou plutôt, cela empêcherait la montée des extrémismes. Mais comme on s’indigne mais sans propositions, on aboutit à… la montée des extrêmes, à droite comme à gauche. Il suffit de lire les sondages. Au moment où je donne cette interview, cela fait déjà longtemps que ça me préoccupe en tant que citoyenne française, en tant que mère aussi. Je regrette le recul de la "bienveillance", et le fait qu’on tourne en ridicule les émotions. Or en août 2010, au moment où je m’exprime à propos de ce qu’on appelle maintenant le "néo-cynisme", même ce terme n’existe pas encore. Cet état d’esprit négatif n’est pas encore repéré par les philosophes, les politiques ou les artistes… De quoi s’agit il ? Encore une fois, d’un recul de la compassion, d’un effondrement de la bienveillance. Cela s’illustre par des émissions qui deviennent les jeux du cirque, où le public est invité à ricaner de pauvres bougres qui veulent devenir artistes, d’auteurs dont le seul crime est de pubier un roman. Sans parler de blogs haineux ou on assène : "Tous pourris !" dans un élan une paranoïa appliquée à toute initiative. De crainte d’être manipulé, on se défie des émotions. On les met "hors-la-loi". Elles sont taxées de sentimentalisme… Bref, ça devient un peu irrespirable et j’exprime à ce moment-là quelque chose qui est certes lié au film… mais qui le dépasse très largement. C’est une pensée que je dévide. Ensuite ce texte arrive dans cette rédaction pour être "recalibré". Des questions ou même des réactions de l’intervieweur sont rajoutées alors que je n’ai jamais eu directement affaire à lui. (L’interview en question a été réalisée par mail, NDLR) Des coupes interviennent. Des réactions pseudo-indignées comme "Quand même vous exagérez !…" et des réponses que je n’ai jamais faites ("En tous cas, c’est ce que je pense") sont rajoutées. Or, si vous écrivez ces mots, le paragraphe qui précède ou celui qui suit n’est plus lu de la même manière. Et ce qui est une discussion intellectuelle sur un phénomène médiatique parisien devient une espèce de diatribe, ce qui n’était pas du tout le cas. Le pire est à venir. Un blog s’empare de cette interview, et ajoute des termes, comme "nazi" que je n’ai jamais écrits, jamais prononcés ! La cabale est lancée. Elle aura duré trois mois. Elle est totalement disproportionnée, mais bien à l’image de ce cynisme ambiant. Le plus inquiétant, dans tout cela, c’est de constater combien il est facile sur le net de "retourner" une opinion contre quelqu’un. Avec trois fois rien. Pour rien. Et combien les internautes ont foi dans ce qu’ils lisent sur le net, sans vérification, sans recul.
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Mais ce qui me choque encore plus, c’est que des journaux prétendument professionnels n’aient rien vérifié et aient repiqué sur un blog des termes que je n’ai pas utilisés, et qu’ils le publient en titre. Pire, comme une citation directe. Quand je proteste auprès de mes amis sur Facebook -même pas publiquement, et j’aurais pu– ces journalistes changent à toute vitesse ce titre parce qu’ils savent que je pourrais attaquer en justice… Mais c’est parti sur le net et le mal est fait. Aujourd’hui, plus encore qu’il y a dix ans quand j’étais journaliste moi-même, les vérifications s’imposent. Or cette compétition qu’internet et les blogueurs font à la presse la rend très imprudente, et par là même, très injuste. Je ne veux pas faire la morale, mais jamais au Point où j’ai travaillé dix ans, jamais on n’aurait repris une rumeur, sans aller vérifier mot pour mot auprès des principaux interessés. J’ai eu droit par leur faute à des injures, des menaces, des coups de fil anonymes qui m’ont contraintes à changer de numéro… Ces médias réalisent-ils qu’ils donnent une "licence to kill" ? Leurs journalistes sont-ils une "génération spontanée", sans formation, ou bien le font ils par malice ? Ca, je l’ignore. En tous cas, le dénigrement de certains médias autorisait ce déferlement soudain de haine parfaitement inutile.
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Quand je dis ça en août, Marine le Pen ne fait pas 20% en France et 30% dans le Midi. Maintenant, c’est le cas. En août quand je parle de cette "insensibilité" qui est devenue une posture et une mode, le phénomène "néo-cynique" est encore brumeux. Puis enfin, en octobre, L’Express publie un dossier dans lequel des philosophes et des sociologues de divers horizons analysent ce phénomène de recul global de la bienveillance et de la compassion, la paranoïa générale et la haine que ça provoque. Et les dangers pour la démocratie. Il y a comme ça de nombreux faisceaux d’éléments. Je me souviens de Christophe Barbier, patron de la rédaction de L’Express, se tournant vers Karl Zéro pour lui dire "Il doit y avoir des choses sacrées, on ne peut pas tout démolir au nom de la liberté d’expression" ; l’autre lui répond "Si on doit, c’est sain". "Non, répond Barbier, pas si on ne propose rien en face, sinon ça fait le terreau du totalitarisme". C’était de cela dont je parlais un mois plus tôt. Peut-être maladroitement ou trop tôt. Mais c’était exactement de cela.
Le journaliste des Années Laser parlait strictement cinéma, vous étiez sur un plan sociologique voire philosophique a priori : vous n’étiez donc pas sur le même niveau de discours…
Rose Bosch : Non parce qu’on ne se parlait pas "directement"… L’interview a été réalisée par mail. Je répondais à une question sur les enseignements que j’ai tirés du film : j’ai parlé d’une manière globale, en dévidant le fil d’une pensée. Pourquoi je cite Hitler ? Parce qu’il était dans le film. Mais j’aurais pu citer Ceausescu ou les Hutus vis-à-vis des Tutsis. C’est la même chose. Tous ces totalitarismes ont commencé en un temps où la compassion a connu un recul. Où la bienveillance était en berne. Où la sensibilité était raillée et considérée comme une faiblesse...
Mais vous comprenez que vos propos aient pu choquer les gens ? Ceux qui n’aiment pas comme ceux qui aiment votre film d’ailleurs. On avait l’impression que ceux qui n’aimaient pas étaient comparés à des Nazis…
Rose Bosch : Je ne parlais pas des gens qui n’ont pas aimé le film. Ce n’était pas ça le problème. Quand vous montrez un événement qui a existé, dire qu’il faut distinguer le contenu de l’œuvre, c’est bien joli mais malgré tout, il y a toujours deux niveaux de lecture… Celui qui concerne le contenu du film ou de l’œuvre, quelle qu’elle soit. Et celui du contenant. Comment expliquer ça ? Je réagissais à aux attaques sur la "shoah-business". A des réflexions comme "On veut encore nous faire pleurer sur la Shoah, est-ce qu’on ne l’a pas déjà assez fait ?" Moi, ça a été contre ça que je réagissais. Il ne s’agissait pas "d’aimer ou ne pas aimer le film". J’ai dix ans de presse au compteur, dans des journaux très sérieux, où j’ai appris le métier avec Claude Imbert, avec Jeambar, avec Georges Suffert. Est-ce qu’on croit réellement que je pourrais me contenter de penser de cette manière si "basique" ? C’est vastement sous estimer l’intelligence et l’honnêteté intellectuelle de ceux qui écrivent dans ces journaux qui ont été mes universités! Le film a fait trois millions d’entrées, de quoi pourrions nous nous plaindre ? Si ce n’est d’un état d’esprit cynique qui fait tache d’huile.
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Voici ce que je disais : il y a eu beaucoup de films sur la Shoah, certains m’ont plu, d’autres moins. Mais en aucun cas je n’ai remis en cause l’honnêteté intellectuelle des gens qui les avaient fait. C’est d’autant plus ignoble que pour ma part, j’ai été plongée dans ces archives durant trois ans, plus deux pour terminer ce film, et que je suis encore profondément affectée par ce que j’y ai découvert. Encore aujourd’hui. Au moment où le film sort, j’ai encore en mémoire -presque par cœur- certains mots d’enfants écrits à cette époque-là et jetés des trains qui partent vers Auschwitz… Et ça, ce serait du "sentimentalisme" ?! Donc c’est totalement injuste d’être accusée d’avoir filmé de manière à manipuler les émotions des gens. Il n’y a pas de manipulation, il y a une restitution d’un niveau de drame. Et en tant que cinéaste, il y a la nécessité d’être à la hauteur de ce niveau de drame et d’émotion. Qu’il soit en décalage avec le monde en paix, ouaté, qui est le nôtre, oui, c’est possible. Mais considérez ceci : l’infirmière veut rattraper un convoi, dans le film. Elle arrive trop tard, et ramasse un jouet. Le cynisme ambiant pense : "Oh, c’est fait exprès pour nous tirer des larmes". Non ! Annette Monod, l’infirmière, a si bien ramassé les jouets que 60 ans plus tard, elle en a fait une exposition : "Les jouets des enfants de Beaune la Rolande". C’est parce qu’elle les a ramassé que le passage sur cette terre de ces gosses est devenu concret. Songez bien à ceci : si elle ne ramasse pas ces jouets, il ne reste rien, plus rien du tout, plus aucune trace de ces gosses.
(…)
On aurait peut-être préféré dans un certain cercle, bien parisien et bien cynique -que je fuis comme la peste- voir ces colonnes d’enfants Juifs aller à la mort "tête basse et en silence", "stylistiquement". Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe, parce que les Juifs -comme tout le monde- voulaient vivre. Je ne sais pas ce que les néo-cyniques connaissent du monde, mais il se trouve qu’en tant que reporter, j’ai vu partout que les enfants crient, pleurent, se débattent, et appellent leur mère. C’est ce que je disais dans cette interview… Il faut être à la hauteur de cette émotion-là en tant que cinéaste, ou alors on travestit le réel. Or je ne l’ai pas travesti : j’ai essayé de me mettre au niveau d’émotion que ces gens ont vécu, et au niveau d’émotion que nous aurions ressenti si nous avions été des témoins invisibles de ce drame. Pourquoi est-ce que je dis que j‘ai essayé? Parce que les témoins de ce drame eux mêmes disent qu’aucun film ne restituera leur douleur. Et je les crois. Donc non, ce n’est pas pour faire pleurer dans les chaumières, c’est pour donner à voir - et je dirais "A voir enfin !"– vraiment, ce que c’est que d’être envoyé à l’abattoir. Après, on peut dire qu’on n’aime pas l’approche cinématographique, ou les mouvements de caméra, mais on ne peut pas dire que les gens qui ont fait ce film n’ont pas été honnêtes, ni complètement sincères dans cette démarche. C’est infamant et injuste pour tous.
(…)
Ce qui m’a choquée en tant que cinéaste, c’est que si je regarde un film sur le Rwanda, je regarde quelque chose dont je sais que c’est arrivé : la première chose qui me submerge, c’est la compassion pour les victimes. Ensuite je me dis "j’aime ou je n’aime pas la façon dont ça a été traité", mais en aucun cas je ne remets en cause la sincérité des cinéastes et des producteurs qui se sont lancés dans cette entreprise cinématographique. Ca ne me viendrait pas à l’idée qu’ils l’ont fait au nom d’un prétendu business. On a l’impression que les artistes sont perçus par ce petit monde cynique comme des personnes épouvantables, animées des pires intentions, à qui est déniée la sincérité. Or il en a fallu à tous ces artistes pour non seulement venir dans ce film qui n’était pas un succès annoncé, et pour le faire souvent pour rien.
La polémique s’est ensuite accentuée avec Les Inrockuptibles. Est-ce que quelque part, le fait de ne pas les inviter à la projection-presse du film ne met pas le feu aux poudres au départ ?
Alain Goldman : C’est très simple. Les Inrockuptibles, c’est un journal interdit de projection chez Légende depuis longtemps maintenant, et pour une raison très précise. Lorsque nous avons produit La Môme, le film a été encensé dans de nombreux journaux et l’un des très rares à n’y avoir trouvé aucune vertu a été Les Inrockuptibles. C’est parfaitement leur droit. Mais je me suis opposé à eux pour la raison suivante : dans leur critique, ils descendaient le film -ce qui ne me pose pas de soucis encore une fois-, mais ils ont comparé le jeu de Marion Cotillard à celui de Marion Corbillard. Et pour moi, dès le moment où l’on franchit la ligne qui consiste à quitter la critique bien naturelle de l’œuvre pour s’attaquer aux personnes en changeant leur nom, je considère qu’il y a une insulte à la personne et je ne peux pas laisser faire ça. C’est inqualifiable, inadmissible. Ca touche à l’intégrité de la personne, son nom, ses origines… J’ai donc appelé Serge Kaganski pour lui dire qu’il pouvait critiquer nos films comme il le voulait, mais qu’il n’avait pas le droit d’insulter les gens. Je lui ai demandé d’envoyer une lettre d’excuse à Marion Cotillard, et dit que les projections seraient interdites à ses journalistes tant que cette lettre ne serait pas écrite. Ils ont ensuite dit partout, avec la mauvaise foi qui les caractérise, que Légende était une entreprise sioniste qui agissait avec dureté et qui les excluait de ses projections… Chaque fois j’appelais Kaganski pour lui rappeler que ce n’était pas pour cela qu’ils étaient interdits de projection, et lui me répondait "Je sais, je sais !". Bref, les gens des Inrockuptibles seront les bienvenus en projection le jour où Marion Cotillard aura reçu une lettre d’excuse.
(…)
Au-delà de ça, tous les films qui abordent des sujets plus grands que les metteurs en scène eux-mêmes et qui savent trouver une manière de toucher le plus large public possible, par définition, c’est un péché mortel dans la ligne éditoriale des Inrockuptibles. Ne sont encensés, sauf rares exceptions, que des films qui sont l’expression d’un metteur en scène qui ne cherche à parler que de lui-même pour le plus petit nombre possible. Dès lors qu’un film a des vertus populaires -dans meilleur sens du terme- et qu’il y a cohésion et émotion ressenties par des centaines de milliers ou des millions de personnes, c’est une plaie mortelle à leurs yeux. C’est le cas de La Rafle, de La Môme, de Joyeux Noël, des Ch'tis… Et il se trouve que La Rafle touche à quelque chose de plus profond. La France a une histoire verrouillée. Quand on dit qu’on entend trop parler de la Shoah en France, c’est totalement injuste de dire ça : La Rafle est le premier film qui a comme sujet principal la déportation des Juifs de France. Il n’y a eu quasiment aucune épuration après la guerre, Monsieur Bousquet a été assassiné quelques jours avant le début de son procès, et après on ne parle de rien… Il y a eu des documentaires ici ou là, mais une grande œuvre de fiction, il n’y en a pas eu. Je ne parle pas des films sur Auschwitz et sur les camps, mais d’une histoire qui nous concerne nous, Français. Cette histoire-là, elle n’a jamais été réellement évoquée au cinéma avant La Rafle. J’ai regardé, j’ai étudié les films précédents : ce n’est jamais le cœur du débat. Et ce qui a secoué la nation, c’est le fait que pour une fois, on livrait un film qui parle de ça. Alors ça gêne. Moi, des gens m’ont dit "Il fallait peut-être que ce soit plus subtil…" Mais de quoi on parle ? Où elle était la subtilité d’aller chercher un matin de juillet 1942 des parents et des enfants qui n’avaient rien fait ? Il y a quelque chose de profondément désagréable, qui fait que la France a souvent des difficultés à affronter son passé… Regardez la rapidité avec laquelle les Etats-Unis font des films sur leur Histoire : Vietnam, Afghanistan, Irak. Ca va très vite. Nous, il nous faut des décennies pour arriver à bouger sur un sujet comme la Guerre d’Algérie ou la Shoah. C’est important qu’il y ait des films comme La Rafle : il faut savoir aller au-delà du sentiment de gêne pour regarder son Histoire en face car plus on la connaît, mieux on peut avancer sans qu’elle se répète.
Rose Bosch : J’aurais voulu que les dénigreurs s’interrogent… Si 3 millions de personnes se rendent au cinéma pour voir un film aussi difficile du point de vue émotionnel, c’est qu’ils leur disent aussi quelque chose à "eux". Je pense qu’il y a un divorce assez complet entre ce mouvement cynique et le reste de la population qui le manifeste en allant voir Les Petits mouchoirs, Les Ch'tis, Tout ce qui brille, La Rafle ou Elle s'appelait Sarah ou encore Des hommes et des dieux. Le grand public manifestent quelque chose d’important à propos d’émotions qu’il veut partager. Et qu’il reconnaît comme authentiques. Sinon, il n’irait pas voir ces films ! (…) Parmi ces millions de spectateurs de La Rafle, il y a beaucoup de gens très jeunes, des non-Juifs pour la plupart, qui sont allés voir pourquoi 5 000 enfants qui n’étaient pas de leur confession sont morts 70 ans plus tôt. Cette générosité m’a surprise, elle m’a enthousiasmée, elle m’a nouer des liens sur internet avec des gens formidables… Je parlais de ça aussi dans cette interview, mais ça n’a pas été repris.
Propos recueillis par Yoann Sardet
* Une interview accordée au magazine "Les Années Laser" (septembre 2010, n°167) par la réalisatrice (voir capture ci-après) déclenchent une vive polémique sur le web, dans de nombreux sites, réseaux sociaux, forums et autres blogs, et notamment sur les pages des Inrocks, qui publient un billet dont le titre -qui attribue à la cinéaste une phrase qu'elle n'avait pas prononcée- sera modifié par la suite.