AlloCiné : Il y a plus de quatre mois, "Un homme qui crie" était présenté à Cannes, où il remportait le Prix du Jury. Avec un peu de recul, quel regard jetez-vous sur cette récompense et sur la "folie" cannoise ?
Mahamat Saleh Haroun : Je pense que plus il y a de folie, de gesticulation, de fioriture, davantage il faut proposer une forme de résistance à ce spectacle. En sachant d'où nous venons, on ne peut se montrer que dans sa nudité et dans sa vérité première. Soit elle a de la force, soit elle n'en a pas, mais je ne peux pas tricher car je n'ai pas les moyens d'être sur cette scène du spectacle. Je viens seulement avec cette force, cette vérité qui me porte. Je refuse d'entrer dans cette danse, dans cette "folie cannoise". Je me considère comme un artisan, et un artisan ne se sent ni fier, ni enthousiaste par le travail qu'il fait, il le fait seulement avec le coeur. Si c'est bien, tant mieux, sinon ça fait partie de la vie. On ne s'arrête ni à un film, ni à un prix. Il faut savoir garder la tête froide, rester soi-même.
AlloCiné : A Cannes, les mots qui revenaient le plus pour évoquer votre film étaient "simplicité", "humilité", "universalité"... Vous conviennent-ils ?
Je dirais qu'il y a une simplicité dans ce film. Un film qui avance vent debout contre ce qui se fait. Il existe trop un désir d'uniformiser, comme si nous étions tous du même monde, que nous n'avions pas d'identités propres. Je pense qu'il y a encore de la place pour faire du cinéma avec un propos et une simplicité. C'est le cinéma qui m'a toujours fait rêver et qui me ressemble. En tout cas, c'est vrai qu'à Cannes, les gens se demandaient ce que faisait en compétition Un Homme qui crie, un film très atypique, et je remercie les programmateurs de l'avoir choisi.
AlloCiné : On sent avec "Un homme qui crie" la volonté d'imbriquer l'intime et le tragique...
Effectivement. Je voulais incarner les choses très concrètement, par des visages, un drame intime, afin de rendre l'ensemble familier. Un Homme qui crie parle de la famille, du conflit entre le père et le fils. Mais en même temps, je voulais transcender le film par ce genre qu'est la tragédie et l'inscrire un peu plus dans toutes les mémoires. Dès le début, je souhaitais insuffler un côté très réaliste et par moment atteindre cet espèce de récit un peu mythologique pour donner plus de force, de poids à cette histoire.
AlloCiné : Y a-t-il une part autobiographique dans le film ?
Ce qui est autobiographique, c'est cette manière d'être pris au piège de cette guerre-là et de ne pas pouvoir maîtriser son propre destin. On l'a vécu avec mes techniciens sur le tournage de Daratt, car il y a eu la guerre le 13 avril 2006, puis en février 2008 sur le tournage d'un court métrage. Nous étions bloqués, avec le sentiment de ne plus savoir quoi faire, c'était très dur nerveusement. Ce sont cette angoisse et cette peur panique ressentie par des coups de feu, des choses que vous ne voyez pas, une sorte de force prédatrice dans l'ombre, que j'ai essayé de traduire dans Un Homme qui crie. Des sons qui sont assez angoissants et qui font que l'on ressent bien cette violence.
AlloCiné : Quelles ont été les conditions de tournage pour "Un homme qui crie" ?
Ca s'est bien passé à Djamena, mais à Abéché, à l'Est du pays, une ville pas très loin de la frontière du Soudan, ce pays qui est le refuge des rebelles, c'était différent. C'était assez tendu, nous avions la peur au ventre. Du coup, terminer le film avant qu'il ne se passe quoi que ce soit était un vrai challenge. Il y avait une urgence, tout le monde était au diapason. Cette peur, cette tension étaient déterminantes dans la manière de filmer. Faire un film là, dans cette zone-là, dans cette situation... Vos actes prennent du sens à vos yeux, une valeur plus importante que lorsque vous faites un film entouré de tranquillité, de bulles de champagne.
AlloCiné : Pouvez-vous évoquer le thème de la filiation, très important dans le film...
D'une manière parabolique, je voulais rappeler à l'Afrique, où normalement tout adulte est le père, la mère, le tonton, la tantine d'un enfant, que dans ce continent, malgré cette tradition, cette culture, cette éducation, on est arrivé à créer les enfants de la rue, et aussi les enfants-soldats. Il y a quelque chose de l'ordre d'une irresponsabilité totale par rapport au destin des enfants, sur lesquels normalement les adultes en Afrique doivent protection et amour. Je voulais, de manière parabolique, rappeler ça. Je voulais aussi rappeler aux Tchadiens que si cette guerre dure depuis 45 ans, c'est quelque part qu'elle est transmise de père en fils, de génération en génération, puisqu'elle est faite essentiellement par des hommes. Tant qu'il y aura des enfants à sacrifier, cette guerre durera.
AlloCiné : Quelle est la situation politique actuelle au Tchad ? Et comment peut-on envisager l'avenir du cinéma dans le pays ?
Deux choses sont indicatrices d'un horizon qui s'éclaircit. Il y a tout d'abord eu un accord entre le Tchad et le Soudan, qui a expulsé les rebelles, ce qui rend les choses un peu plus paisibles. Ensuite, depuis Daratt en 2006 et mon Prix du Jury à Venise, le gouvernement s'est dit qu'il fallait absolument une salle de cinéma au Tchad. On a mis 1,5 million d'euros pour rénover une salle, la seule salle couverte au Tchad. Elle va rouvrir et sera inaugurée en octobre avec Un Homme qui crie. Autre bonne nouvelle : depuis Cannes, il y a une fierté nationale qui s'est réveillé et qui s'est traduite par l'envie de mettre en place un fond pour la création cinématographique. Le président m'a demandé de lui présenter un projet pour l'ouverture d'un centre de formation des jeunes aux métiers de l'audiovisuel. Il veut une école de cinéma au Tchad, ça me fait énormément plaisir. En faisant simplement mon travail, en le montrant, il y a une réponse. Je pense qu'on va créer un centre avec des ateliers, pour former des jeunes, les rendre cinéphiles, décrypter des films... Former des gens d'abord capables de copier leurs maîtres, puis peut-être de montrer leur propre univers, leur propre vision du monde.
AlloCiné : On vous sent très ému...
Il y a des choses fondatrices d'un nouvel élan. C'est très important à souligner : alors que partout en Afrique, les salles ferment, le Tchad, soudain, se réveille, car un rêveur fait du cinéma et porte ce petit pays à Cannes. Cette lumière se répand dans tout le pays, des gens ont envie de faire du cinéma. Ca me fait plaisir et donne du sens à mon travail. J'ai toujours pensé que je faisais du cinéma utile, pour allumer des bougies dans le noir. Si elles éclairent certains espaces et que les gens réagissent, je trouve ça formidable.
Propos recueillis par Clément Cuyer le 23 septembre 2010 à Paris