Un beau ciel bleu, mais avec un petit vent frais, histoire qu'on ne mollisse pas trop. Un temps idéal pour célèbrer Claude Chabrol, disparu dimanche dernier, et son cinéma à la fois paisible et violent. Devant la Cinémathèque Française (une maison qu'il a défendue, ainsi que son créateur Henri Langlois, comme l'a rappelé Costa-Gavras) étaient réunis ce vendredi midi la famille et les proches du réalisateur, mais aussi de nombreuses personnalités du cinéma français (ainsi qu'une foule de journalistes et d'anonymes), parmi lesquelles Michel Piccoli, Nathalie Baye, François Cluzet, Ludivine Sagnier, Bertrand Tavernier, Jacques Boudet, Sandrine Bonnaire, Serge Moati, Jean-Pierre Léaud, Alexandra Stewart, Bernadette Lafont, Mathilda May, Jean-Paul Rappeneau, Agnès Varda, Lucas Belvaux, Dominique Besnehard, Marie Bunel, Marilyne Canto, Lolita Chammah, Marin Karmitz, Edouard Baer, Amos Gitaï, Tonie Marshall ou Christophe Malavoy.
Des Discours de Costa-Gavras, Frédéric Mitterrand...
Derrière un pupitre, devant un grand portrait en noir et blanc de Claude Chabrol, et à côté de son cercueil, se sont succédé, pour des discours dignes, brillants et empreints d'affection, entrecoupés par des musiques de films du cinéaste, Costa-Gavras (Président de la Cinémathèque), Serge Toubiana (Directeur de la Cinémathèque, et par ailleurs ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma), Jean Douchet (critique, cinéaste et ami de Claude Chabrol), Odile Barski (scénariste de plusieurs de ses films, de Violette Nozière à Bellamy), son actrice-fétiche Isabelle Huppert, Cecile Maistre (fille de sa compagne Aurore, et qui fut aussi son assistante, sa scénariste) et le Ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. Celui-ci a lu les premières lignes du livre de souvenirs de Claude Chabrol, à paraître en novembre. Le réalisateur y raconte avec humour comment il faillit mourir dans le ventre de sa mère, celle-ci ayant eu l'imprudence de prendre un bain avec son mari, et le chauffe-eau ayant explosé...
Extrait du discours de Serge Toubiana : Claude Chabrol était cinéphile, comme ses copains de la Nouvelle vague, comme Eric Rohmer, disparu en janvier dernier (...) Claude, plus que d'autres, a fait passer la cinéphilie dans le domaine public par ses films, ses choix, ses partis-pris esthétiques, mais aussi par sa manière de transmettre joyeusement son amour du cinéma (...) Faire du cinéma pour Chabrol, c'était d'abord construire un espace mental, imaginaire, où se déployaient ses personnages, interprétés par des acteurs (...) Quand il parlait d'un film ancien, chef d'oeuvre ou nanar, il en parlait au présent. Le cinéma c'était sa vie et il vivait sa vie avec gourmandise. Il vient de mourir, à l'âge de 80 ans, comme Hitchcock qu'il considérait comme un maître (...) En plus d'être un très grand cinéaste et un homme plus que fréquentable, Claude Chabrol était un de nos plus grands moralistes.
Extraits du discours d'Isabelle Huppert : Travailler avec quelqu'un, c'est une manière de s'aimer. C'est en tout cas une autre manière de se le dire. je n'ai jamais su pourquoi Claude m'aimait, j'ai su qu'il m'aimait et j'ai senti comment il m'aimait. Donc je vais parler du travail avec lui : notre relation de travail était simple comme bonjour, tellement évidente, tellement fluide. Nous nous étions trouvés, reconnus, parfois quittés, pour mieux nous retrouver. Dès le premier film, c'était comme si nous en avions tourné dix autres avant. Nous avions le sentiment tellement précieux, et réciproque je crois, d'être en terrain non pas conquis mais connu. Nous nous comprenions, un sentiment très rassurant. Je me sentais plus forte, en confiance totale.
Avec le recul, j'ai compris les fondements de cette harmonie. Elle n'arrivait pas par hasard. Elle était la condition idéale créée par Claude Chabrol, metteur en scène, pour installer un dispositif d'autant plus implacable qu'il était invisible. C'est par sa mise en scène que Claude Chabrol travaillait avec ses acteurs, certainement pas par ses indications, encore moins par ses conseils ou ses suggestions. Liberté était le mot d'ordre, et encore, ce n'était jamais un ordre, ou bien de l'ordre du ressenti.
"A la bonne distance"
On pouvait éprouver de manière sensible ce que sa mise en scène permettait, les solutions qu'elle apportait. Car grâce à elle, tout était résolu. A chaque sentiment, à chaque fluctuation correspondait le bon objectif, la bonne place de caméra. Gros plan, plan moyen, plan général. Il venait alors recueillir avec une précision mathématique, et de la manière la plus juste possible, le moindre frémissement, la moindre variation. Le terme est à dessein musical, car sa manière de filmer était musicale, prenant en compte les accélérations, et c'était alors le corps tout entier qui était au travail, les ralentissements, et c'était un plongeon dans l'intime, le non-dit, et une caméra qui s'approchait, un peu comme une sonde.
En fait, il n'utilisait qu'un objectif : le 50. Il avait horreur du 75, le 100 n'en parlons pas, le 40 il n'aimait pas trop. C'est le 50 qui avait ses faveurs, j'adorais l'écouter s'enthousiasmer sur le 50. Il disait que c'était le plus proche de l'oeil humain. C'était un peu mystérieux pour moi, mais je pressentais que cela avait à voir avec une certaine idée de la vérité, une certaine idée de la morale. Ni trop près, ni trop loin, à la bonne distance.
Je n'ai pas le souvenir qu'il m'ait donné la moindre indication. Il me donnait plutôt des informations, ou parfois des équivalences. Par exemple pour Une Affaire de femmes , c'était la plomberie. Il me disait : "imagine que tu fais de la plomberie". C'était une manière d'évacuer toute psychologie (dont ses films n'étaient d'ailleurs pas exempts). Pour La Cérémonie, nous étions convenus que ce serait une bavarde. De cette logorrhée découlerait sa rapidité d'élocution, de mouvement et sa dangerosité, les mots qui tuent. Madame Bovary était selon Chabrol atteinte d'un complexe de supériorité, dont elle n'avait bien sûr pas les moyens. Se croyant plus grande que tout le monde, elle n'arriverait jamais à se hisser à hauteur d'elle-même.
"Un mélange de cruauté et d'innocence"
Pour Violette Nozière, aucune explication, juste des faits, et encore, à peine. Plutôt un territoire donné. Nous tournions dans un décor très petit, exigu. C'est sur ce film qu'il me disait, en guise de boutade (qui n'en était pas une bien sûr) : ""Ce n'est pas difficile de trouver la place de la caméra : il n'y en a qu'une possible, c'est la bonne !" C'était une grande leçon de mise en scène. Cette contrainte stylistique racontait tout : l'insupportable promiscuité, le confinement, les désirs invouables, la lente progression ineluctable vers le meurtre du père et de la mère. Mais puisqu'il donnait insidieusement une légitimité à toutes ces révoltes qu'il m'a demandé d'incarner, il en révélait en même temps une part d'innocence. Ce mélange de cruauté et d'innocence, c'était la pierre angulaire de toutes ces destinées féminines. C'est en tout cas la question qu'il se posait, et qu'il nous posait. Cultpabilité ou innocence ? Dès lors que je savais que je n'avais pas à choisir, ma liberté était totale (...)
Si la mort de Claude Chabrol nous touche autant, c'est qu'il nous a accompagnés dans nos vies intimes, de tous les jours, avec nos interrogations, nos révoltes, nos faiblesses, notre envie d'en rire, de se moquer de nous-mêmes. Il m'a certainement accompagnée dans la mienne. J'ai partagé avec lui mes bonheurs professionnels et privés, les petits évenements comme les grands, la naissance de mes enfants. La traversée de la vie était régulièrement ponctuée par nos retrouvailles, et les films étaient des repères, des refuges.
Claude n'aimait pas les confidences, encore moins les épanchements. Il y avait un noyau dur en lui, quelque chose qui résistait. Une fois cependant, il m'a parlé de la mort. C'était pendant le tournage de Madame Bovary . Ma mère était morte pendant le tournage du film. Claude m'a accompagnée dans cette épreuve avec beaucoup de délicatesse. Il m'a d'ailleurs laissée dédier le film à ma mère, c'était une vraie preuve d'amour. Quand quelqu'un meurt, on se dit toujours qu'on ne lui a pas dit assez qu'on l'aimait. c'était les pensées qui m'agitaient à ce moment-là. Claude m'a dit cette phrase mystérieuse et brutale : "Il ne faut pas laisser le mort grignoter le vivant." Je ne l'ai jamais oubliée. Alors aujourd'hui c'est aux vivants que je veux m'adresser. Ceux qu'il laisse, mais qui sont porteurs de tout ce qu'il savait transmettre : son goût de la vie, son humour, sa fidélité, sa gentillesse, son intelligence. C'est à travers eux qu'il vit désormais (...).
Pendant ce rassemblement, chacun était invité à écrire un témoignage sur un des cahiers à petits carreaux mis à disposition (on sait que le réalisateur écrivait ses scénarios uniquement sur de tels cahiers...). Après cet hommage, dans l'après-midi, a eu lieu l'inhumation, au cimetière du Père-Lachaise, dans la plus stricte intimité.
JD
Voir notre dossier-hommage à Claude Chabrol
A noter que la chaîne Paris Première propose ce vendredi, de 22h45 à l'aube, une copieuse nuit Claude Chabrol, avec au programme un film (et pas n'importe lequel : Le Boucher), un téléfilm (Madame le juge, avec Simone Signoret), un documentaire (Grand Manège : qu’est-ce qui fait tourner Claude Chabrol), et plusieurs émissions (Le Divan, Paris Dernière, 93 fbg St-Honoré...)