La ville du Havre vient de perdre l’une des salles de cinéma d’Art et Essai les plus emblématique de son agglomération (et de France). Avec L’Eden, c’est plus de 25 ans d'exploitation cinématographique qui disparaissent du jour au lendemain. Alors que le cinéma devait temporairement fermer ses portes pour rénovation en 2011, L’Eden a dû mettre les clefs sous la porte le 12 janvier au soir. La décision a été prise par la sous-commission départementale de sécurité qui a affirmé que "le cinéma Eden ne satisfait à l’ensemble des exigences que doit prendre en compte son exploitation courante". AlloCiné a souhaité en savoir plus. Rencontre avec son ancienne directrice, Mme Ginette Dislaire :
Pourriez-vous nous présenter le cinéma Eden ?
Il s’agit d’une salle de 300 places qui existe depuis 28 ans située au sein du centre culturel Le Volcan dans la ville du Havre construit par le grand architecte Oscar Niemeyer. La salle a été conçu par Vincent Pinel et je l’ai dirigée pendant 15 ans au côté du cinéaste Raoul Ruiz. Suite à un changement de direction en 2005, j’ai été licenciée et le cinéma a commencé à réduire son nombre de séances et à perdre ainsi progressivement son public. Alors que le cinéma devait être rénové en 2011, la sous-commission départementale de sécurité a décidé de fermer ses portes le 12 février dernier prétextant que le cinéma n’était plus en norme et qu’il fallait au minimum 3 agents de sécurité pour surveiller chaque séance. Vous imaginez que c'était impossible à mettre en place. Le Havre vient de perdre l’un de ses cinémas les plus emblématiques et je suis extrêment préoccupée quant à l’avenir des cinéma d’Art et Essai. A l’heure actuelle, nous ne savons pas quelles seront les prochaines décisions prises par l’Etat à ce sujet.
Quelles actions aviez-vous entreprises lorsque vous dirigiez l’Eden ?
Nous avons beaucoup fait pour le cinéma et pour la ville du Havre. Cela passait par la mise en place de rencontre-débats avec le public, de séances retrospectives à des festivals tout en passant par la présentation de courts-métrages, de films réalisés par la région ou par la présence de grands réalisateurs. Des cinéastes comme Bruno Podalydès, Pascale Ferran, Nicolas Philibert sont venus tout comme les acteurs Jean Marais ou encore Bernadette Lafont. Notre premier désir était de partager notre passion avec les plus jeunes. C’est à ce titre que nous avons commencé très tôt à proposer des ateliers pour enfants et adolescents, allant de la maternelle jusqu’aux lycéens. Toute une génération a fréquenté notre cinéma. Nous avons toujours souhaité priviliégier la qualité à la quantité. La réussite fut telle que le Ministère de la culture m’a demandé en 1993 de mettre en places les mêmes actions au niveau national, ce dont je m’occupe encore aujourd’hui de faire avec le programme Cinema & Enfance.
Pensez-vous que la présence des multiplexes soit reponsable de la disparition de cinémas comme "L’Eden" ?
Je ne pense pas. Il ne s’agit pas du même public. Quand on ferme une salle, on perd un public. C’est pourquoi je suis pour qu’il existe le maximum de salles possible. Là n’est pas le problème. Nous nous entendons bien entre nous et je suis prête à continuer de travailler avec eux s’ils le souhaitent. Il faut simplement savoir qu’il existe différents moyens de voir un film. Je vous donne un exemple : nous avons eu un Woody Allen en VO qui a fait plus d’entrée que la version française qui étaient diffusé dans les multiplexes. A l’heure actuelle, il est très difficile de remplir une simple salle de cinéma de 300 places. Il fut un période où L’Eden faisait 70 000 entrées par an. Un chiffre important pour une salle d’Art et Essai.
Pensez-vous qu’il s’agisse aussi d’un problème de distribution de films ?
Vous ne savez pas comme j’ai dû me battre afin d’avoir des films en VO à L’Eden. Les distributeurs ne veulent pas fournir les petites salles de cinéma. Il existe certe des copies ADRC qui sont destinées à des petits cinémas de France mais L’Eden n’en fait pas parti car nous sommes dans une grande ville. Ils n’arrivent pas à comprendre qu’en nous fournissant un Woody Allen par exemple, le nombre d’entrée nous permettra de présenter au public des films différents provenant du monde entier, des documentaires ou même des films expérimentaux. Fermer L'Eden revient à tuer un certain cinéma. A l’heure du numérique et de la VOD, les gens vont moins aller au cinéma. Que deviendra alors le cinéma indépendant ? Va-t-il disparaître à petit feu ? Je ne l’espère pas et j’essaye de tout faire pour ne pas arriver à un tel resultat. Il ne faut pas aussi oublier que le cinéma est un industrie et que les distributeurs pensent à cela avant tout : à donner au plus riches. Un distributeur souhaitera par exemple d’avantage livrer le film Avatar en 3D à un multiplexe plutôt qu’à l’un de nos cinémas. A l’heure du changement numérique, la consommation de film est en train de changer et tout reste assez flou. C’est pourquoi je souhaite qu’une réflexion soit mise en place à ce sujet entre les exploitants et les distributeurs.
Par quoi doit passer la survie des cinémas d’Art et d’Essai selon vous ?
Il faut continuer à donner les moyens nécessaires pour mettre en place des actions culturelles. Le public ne vient pas à nous, c’est à nous de venir à lui. Par le biais d’associations et de présentations, nous donnons envie aux gens de venir dans nos salles. Il ne peut exister de spontanité, il faut savoir créer l’envie et le désir.
Avez-vous un message à livrer au public et aux professionnels ?
Si l’on souhaite continuer à montrer des films au plus grand nombre, il faut se donner les moyens de le faire. Il faut permettre au public de découvrir de nouveaux cinémas provenant du monde entier et de toutes origines et dans de bonnes conditions. Cela passe donc par le travail des actions culturelles. J’ai plutôt un tempéramment positif et ne désespère pas, loin s’en faut. Je me bas pour les gens de ma génération, celle des jeunes et pour la suivante. Les élus doivent nous aider en nous donnant les moyens d’agir. Le cinéma est un moyen d’évasion pour tous et doit continuer à en être ainsi. Nous devons nous battre tous ensemble et résister contre la médiocrité qui nous entoure.
Propos recueillis par Edouard Brane
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Suite à la fermeture du cinéma Eden, Mme Ginette Dislaire a rédigé un papier que la rédaction d’AlloCiné a souhaité diffuser pour rappeler à ses lecteurs que la survie du cinéma passe aussi par ces petites salles de cinéma d’Art et Essai. Des cinéastes de La Nouvelle Vague à des réalisateurs comme James Gray ou Martin Scorsese, l’amour que nous portons au Septième Art a commencé dans ces salles et continuera à se perdurer sur ces écrans.
Communiqué de presse :
Chers amis,
Eric Rohmer nous a quittés, c'était un très grand cinéaste aimé et respecté de tous.
Ses œuvres ont été toutes présentées à l'Eden, parfois en même temps que dans d'autres cinémas de la région, parfois après, car l'Eden ne disposait que d'un écran, et les distributeurs ne privilégient pas toujours la façon dont les programmateurs mettent en place les films.
Pourtant, à l'Eden, on publiait des dossiers, on organisait des cycles, stages d'analyse filmique, rencontres après les films, pour donner aux publics l'envie de découvrir des œuvres nouvelles, mais aussi d'en savoir plus sur l'auteur, de comparer avec les films précédents, de connaître comédiens ou techniciens, puisque malheureusement, nous n'avons jamais eu le plaisir d'accueillir Eric Rohmer au Havre.
Combien de réalisateurs comme Samuel Fuller, Jean-Luc Godard, Frédéric Wiseman, etc..., de comédiens, ingénieurs du son, chefs opérateurs, scénaristes, producteurs, directeurs de cinémathèques, archives du films, écrivains de cinéma, universitaires, responsables du CNC, des pôles images, partenaires européens... ont participé à la vie de cette salle, peut-être cinq-cent ou mille (? ), depuis son ouverture dans le magnifique espace conçu par Oscar Niemeyer, en novembre 1982.
Quand on aime, on ne compte pas, donc ...
Combien d'enfants, d'adolescents, d'enseignants ont assisté aux séances spécialement mises en place pour eux avec des grands films récents et de l'Histoire du cinéma ?
Combien de films réalisés avec eux, de stages et de débats ???
Combien de publications, de dossiers sur les films, de fiches pédagogiques, de revues et d'ouvrages publiés par l'Eden ?
Combien de soirées Cinéma organisées avec les associations les plus actives et progressistes de la Cité et de la Région, pour parler du monde, du cinéma, de l'Art, des gens... ?
Combien de soirées et nuits Cinéma avec les étudiants ?
Et pour préparer ces projections, ces rétrospectives, ces cycles, ces débats, ces avant-premières... combien de réunions dans les assos, les lycées, les inspections académiques, les institutions, les comités d'entreprise, syndicats, entreprises, quartiers... pour se faire connaître, accepter et convaincre que le cinéma est un Art digne d'intérêt, et que tous les publics ont droit au meilleur.
Et le travail dès la maternelle pour que les enfants dès le plus jeune âge découvrent des grands et beaux films dans les meilleures conditions, que leurs enseignants se sentent forts pour parler après la projection, dans la classe, de la Nuit du chasseur, les Contrebandiers de Moonfleet, ou de la Vie est immense et pleine de dangers...
Et l'organisation de Rencontres internationales Cinéma et Enfance, totalement inédites et originales sur l'initiation au regard des jeunes, les projections de documentaires de Création, de films expérimentaux, de soirées consacrées au Court-métrage, de films produits par le Pôle image Haute-Normandie avec qui l'Eden était partenaire.
Et des 300 cartes-postales et lettres filmées produites (hors budgets Volcan) avec des détenus, bénéficiaires du RMI, enfants et jeunes des quartiers difficiles, avec des enfants des rues en Inde, des jeunes cambodgiens, des enfants africains et Brésiliens, fims que l'Agence du Court-métrage voulait diffuser dans une collection particulière et que la Direction du Volcan a préféré laisser mourir dans les placards.
Que dire encore de l'équipe du Volcan, de celles et ceux qui se sont investis sans compter dans cette action, avec passion et plaisir pour montrer à tous qu'un lieu comme l'Eden était porteur de sens, rêve et d'utopie !
Que vont devenir celles et ceux qui animent l'Eden aujourd'hui, projectionnistes, programmatrice, assistante, caissiers, hôtesses et contrôleurs : licenciement ou poste à la Ville du Havre, quel gachis !
Un projet de pôle Art et Essai est actuellement à l'étude, le cinéma le Sirius a été choisi par le Ville du Havre pour le mettre en place avec une association, nous en sommes très heureux et nous ferons tout pour que ce pôle soit digne d'une grande ville comme Le-Havre, son Estuaire, son agglomération.
Mais pourquoi ne pas laisser une chance d'exister à un lieu qui a fait ses preuves dans les domaines de l'action artistique, de la relation avec les publics (rappelons que l'Eden est allé jusqu'à 70.000 entrées sur une année), de l'innovation et de la Recherche (rappelons que l'Eden a été classé par Télérama comme une des plus belles salles françaises), et comment vouloir faire venir au Havre des étudiants français et étrangers, des cadres d'entreprises et leur famille... si on ne leur propose pas la diversité et la réflexion.
J'espère que vous serez attentifs à cette fermeture si rapide et qui laisse un grand vide dans nos cœurs et nos têtes, que vous le ferez savoir à vos amis, collègues, aux institutionnels, associations, établissements scolaires, famille, car une salle qui disparait, c'est un pan de la Culture qui disparait définitivement.
Amicalement,
Ginette Dislaire