Quel est l'ordre du jour ?
Dominique Lancelot : Nous sommes en train de travailler sur la prochaine salve d'épisodes, qui seront diffusés à l’automne 2010 (ndlr: la saison 6). Nous avons décidé de travailler sur un double épisode (ndlr: 2x52min). L’idée étant de faire entrer un nouveau personnage, en l’occurrence une femme, qui va intégrer l’équipe, puisque Linda Hardy est partie.
Vous avez définitivement perdu un personnage ?
Dominique Lancelot : Oui, je pense. Mais nous avions vécu sans ce personnage [Linda Hardy est arrivée au 13e épisode]. Et de toute façon, ce mouvement est en accord avec la réalité des choses puisque dans les équipes de police comme de gendarmerie, les effectifs tournent. En particulier chez les militaires, il y a roulement obligatoire et régulier, tous les trois ans. Son départ est totalement intégré à l’histoire, elle décide de partir pour des raisons précises, rattachées à son parcours dans la saison et même dans la saison antérieure. Son départ est annoncé et joué… Elle démissionne mais je ne devrais peut-être pas le dire !
Dominique Lancelot, vous êtes productrice et scénariste. On peut dire que vous êtes la showrunner de "Section de recherches". Est-ce enfin le moment de donner le pouvoir aux scénaristes ?
Dominique Lancelot : Oui c’est le moment !
Nicole Jamet : Il est déjà très tard, on a perdu beaucoup de temps. Dominique défriche une voie en étant qu’auteur-producteur.
Dominique Lancelot : Je me suis rendue compte depuis longtemps que la seule manière d’avoir le pouvoir, c’est de produire. A l’époque, j'ai entrainé avec moi un certain nombre de scénaristes pour créer une société de production. En France, on est obligé être chef d’entreprise. Aux États-Unis, on peut être producteur sans être chef d’entreprise, en travaillant pour un studio. Je pense pour ma part que la télévision est le domaine des scénaristes. C’est vraiment là où leur intervention, leur parole, leur créativité doit être prépondérante. Actuellement en France, nous sommes - avec TF1 production qui produit R.I.S. Police Scientifique - les deux seules sociétés, dans le secteur du primetime et du 52 mins, à faire autant d’épisodes dans une saison. Cette année, nous en avons fait quatorze, nous en ferons quinze ou seize l’année prochaine. Et nous les écrivons au fur et à mesure du tournage.
Les saisons rallongent donc...
Dominique Lancelot : Je suis assez fière de dire qu’une petite boîte comme la nôtre réussit à faire ça. Je pense qu’avec seize épisodes, nous arrivons à des standards de série et de saison – bien que l'on fonctionne en paquet de diffusion. Mais si nous diffusions un épisode par semaine, comme les séries américaines, ça ferait des saisons de diffusion normale. C’est le même système d’écriture. Ici c’est la writing room.
Marie-Anne Le Pezennec : Sauf qu’ici on rigole plus. J’ai assisté à une séance d’écriture d’Urgences. Eux, c’est très planifié, très efficace mais organisé totalement différemment: ils travaillent à côté des studios. Nous, une partie est tournée à Paris, l’autre à Bordeaux. Là-bas, tout est conçu pour qu'ils puissent se déplacer.
Dominique Lancelot : Je ne peux pas me déplacer tout le temps et donc il y a un showrunner adjoint ou line producer, qui est sur le plateau tout le temps. Il fait tout avec le réalisateur au début de la préparation et il nous rend compte des repérages au fur et à mesure. Nous disons oui ou non, nous décidons. Pareil pour le casting. Rien n’est jamais fait sans nous. Une série, c’est un ensemble de codes, visuels, formels qu'il faut respecter. La mémoire de la série, c’est nous. Il y en a marre d'entendre qu’il n’y a pas de scénaristes en France, qu’il n’y a pas de travail sur le scénario. Sur une série comme la nôtre, c'est le travail qui se fait ici qui fait la série. Dès qu’on parle d’une série américaine, on parle des auteurs et en France… non. Sauf quand il s’agit d’une série de Canal. (rires)
Comment se déroule le processus de l’écriture ?
Sophie Baren : Nous montons les séquenciers ensemble. Il part ensuite dans les mains de l’auteur qui dialogue et en bout de course, il y a toujours Dominique. Il y a un ton, une fluidité que seule Dominique arrive à donner à cette série. Il n'y a pas une fois où je me suis dit "elle est gonflée d’avoir travaillé trois jours là dessus quand-même parce que moi ce que j’avais fait c’était vachement bien". Elle amène toujours un plus. C’est SA série.
Denis Alamercery : C’est notre J.J. Abrams à nous. (rires)
Dominique Lancelot : Il s'agit surtout faire appel à des auteurs confirmés. Marie-Anne apporte un ton aux dialogues, Sophie est plus dans la structure, chacun trouve sa place. Nicole est arrivée plus récemment donc…
Nicole Jamet : Mais c’est très agréable de se sentir dans la peau d'une débutante.
Dominique Lancelot : Denis est un auteur de roman policier, qui est arrivé ici un peu par hasard et Loris apporte un regard plus frais. Il aime les séries et son avis m'intéresse.
Marie-Anne Le Pezennec : C’est lui qui va nous apprendre comment faire revenir les jeunes devant la télé française ! (rires)
Dominique Lancelot : C’est important qu’il y ait des univers et des regards différents. Nous avons mis en place un système de réflexion pour bâtir les histoires, qui consiste à partir d’un univers qui nous intéresse pour une raison x ou y. Après des idées de personnages surgissent. Il faut se demander qu’est-ce qui va surprendre le spectateur ? Qu’est-ce qui va nous amuser ? Qu’est-ce qui va nous scotcher à notre fauteuil ? Et ensuite, le chemin est de faire aller les choses de A à B. Comment arriver à tel endroit plutôt que d’essayer de raconter une histoire linéairement – ce qu’on fait d’habitude. C’est aussi là que naissent les idées les plus marrantes.
Combien de temps pour terminer un scénario ?
Sophie Baren : Deux mois à deux ans. Dans trois ou quatre cas, on a laissé tomber parce qu’on ne s’en sortait.
Dominique Lancelot : Par exemple dans la dernière saison, il y en a un qui est même arrivé au stade du dialogué et puis nous nous sommes rendus compte que cela ne fonctionnait pas. Donc nous l’avons écarté et nous l’avons repris quatre ou cinq mois plus tard. Nous l’avons élagué et tourné. Ce travail en groupe demande beaucoup de souplesse, d’écoute et il ne faut pas avoir peur de tout foutre en l’air avant de partir.
Quelles sont vos influences ? Votre équipe est surtout composée de femmes, un peu comme "Cold Case"...
Dominique Lancelot : C’est vrai qu’il y a quelque chose de féminin dans nos préoccupations de raconter des histoires.
Sophie Baren : C’est vrai que c’est plus proche de Cold Case que des Experts.
Dominique Lancelot : Quand j’ai commencé à écrire la série, il y a eu une réunion dans le bureau de Takis Candilis. Avec moi d’un côté et de l’autre, Caroline Hertman qui lançait R.I.S.. Eux voulaient racheter et adapter Les Experts mais ils n’ont pas pu alors ils ont acheté Les Spécialistes : investigation scientifique qui est l'adaptation italienne de la série américaine. Ils partaient avec de l’avance, avec des scénarios déjà écrits... Ils ont commencé à tourner six ou huit mois avant nous. Je me suis donc dit qu’il fallait aller dans une autre direction. A l’époque, il y avait déjà, bien sûr, FBI : portés disparus et Cold Case, que je regardais. Et j'ai décidé d'aller à fond dans l’humain. Les choix des gendarmes et de la province me permettaient de me démarquer vraiment.
C’est une manière de franciser…
Dominique Lancelot : Absolument. Et de parler de ce qui nous concerne. Les séries policières qui durent, sont toujours à Paris ou en région parisienne. J’avais envie de faire intervenir les gendarmes, les grosses enquêtes sont en général traitées par les gendarmes car elles "naissent", la plupart du temps, dans leurs zones de compétence. Après, j’ai regretté parce que ça n’est pas sexy la gendarmerie - à part quand il y a Corinne Touzet et la femme d'honneur. Mais les femmes n’avaient pas envie de voir des gendarmes, bizarrement, même en train d’enquêter en civil. Alors, nous avons choisi de raconter des histoires de femmes, pour les femmes, d’un point de vue de femme pour les faire venir. Et le choix de prendre la province et de la raconter avec des hélicoptères - c’est un empreint à FBI : portés disparus - était une très bonne idée, qui donne tout de suite une respiration et ça fait plaisir à l’œil. C'est une façon de s’ancrer en France en disant : oui, il y a des choses qu’on aime dans les séries américaines, une rapidité, une façon de raconter des histoires, etc... mais assez vite, je me suis rendue compte que trop de chichis américains allaient faire vieillir très vite la série et nous décrédibiliser...
Marie-Anne Le Pezennec : et nous placeraient dans la comparaison immédiate. R.I.S. est dans la comparaison immédiate avec Les Experts et, selon moi, en défaveur de la série. Sur de l’humain, ça va se jouer sur la façon de raconter ces histoires mais la comparaison sera moins flagrante et beaucoup moins préjudiciable.
Pourquoi Bordeaux ?
Dominique Lancelot : J'ai réfléchi aux grandes villes, parce qu’il me fallait une ville relativement importante, sinon on tombe vite dans le chien écrasé. Je voulais une ville plutôt au sud et je connais suffisamment Bordeaux pour avoir décelé une variété de paysages que je ne trouverais nulle part ailleurs. Cette diversité nous offrait une variété d’histoires à raconter.
Du coup, vous tournez beaucoup en extérieur ?
Nicole Jamet : Oui, c’est une aération.
Dominique Lancelot : Nous avons carrément choisi des sujets en fonction de ça. La gendarmerie, c'est 80% du temps dans le milieu rural. Là, par exemple, pour la saison prochaine, nous sommes partis sur une histoire, uniquement parce que nous trouvions sympa de parler d’un spectacle de son et lumière où les gens s’habillent en chevaliers et vont se "tuer" en chevaliers. Nous avons aussi construit une histoire sur des surfeurs. Il faut faire respirer quoi ! Ça fait du bien à la tête et ça change un peu. Et puis dans des beaux paysages, on peut raconter des histoires bien glauques !
Marie-Anne Le Pezennec : Et ça donne envie aux étrangers de l’acheter!
Dominique Lancelot : Oui. Nous avons vendu la série à l’Italie, au Canada…
L’élément feuilletonnant est moins développé dans le genre policier et en particulier en France où l’on reste toujours en surface. Est-ce essentiellement lié au système de production français ? Et vous, comment vous positionnez-vous ?
Dominique Lancelot : C’est très clairement lié à la politique des diffuseurs. C’est eux qui ne veulent pas. Mais, au sein de la chaîne, certains voudraient que ça bouge. Nous en parlons tout le temps et petit à petit, on avance.
C'est pourtant un moyen de fidéliser un public…
Dominique Lancelot : Oui mais ça leur fait peur parce qu’ils n’ont pas confiance…
Nicole Jamet : C’est aussi une question de pouvoir. A partir du moment où ils ont la possibilité de diffuser dans n’importe quel ordre n’importe quel épisode, ils sont maîtres de la situation mais si il y a six épisodes minimum dans un certain ordre, ça demande de la souplesse. C’est moins pratique pour eux.
Dominique Lancelot : Mais depuis que l’équipe fiction a été renouvelée, il y a un vrai travail en collaboration, constructif et agréable. Et en particulier avec le conseiller de TF1 qui travaille avec nous. Il y a un désir de faire bouger les choses mais il y a des habitudes, des peurs, le sentiment qu’ils appréhendent mieux que nous… L’année dernière, lors de la précédente diffusion, ils ont pris la décision de démarrer par un épisode et j’étais complètement furieuse. Ce n’était pas le meilleur pour démarrer la saison. Et d’ailleurs, ça n’a pas été un ras-de-marée. Ils peuvent se trompent aussi et ils n’écoutent pas toujours. Et nous ne pouvons pas réellement leur expliquer. Tout ça est un peu bloquant mais en même temps nous sommes dans la configuration non-feuilletonnante de séries comme Les Experts, FBI : portés disparus ou Cold Case.
Mais je pense en particulier à la relation amoureuse entre Mathilde et Enzo. Ils passent la nuit ensemble puis ça s’arrête très vite. Est-ce que vous en reparlez après ?
Dominique Lancelot : Oui bien sûr. Ça se termine où il court derrière la porte… Dans la prochaine salve, on suivra cette histoire. Nous en reparlons tous les deux épisodes. Et ça va bouger. Non, nous ne les avons pas laissé tomber. Ce que nous avons abandonné, c’est la relation Bernier/Mathilde. L’histoire entre Enzo et Mathilde sera traitée jusqu’au bout.
Est-ce que TF1 vous a donné des contraintes particulières ?
Dominique Lancelot : Non. Enfin si, les contraintes habituelles d’une chaîne généraliste qui vise un public assez large. Bien qu'au tout début de la série, on m’avait demandé d’aller dans le trash, d’y aller carrément. Puis, au bout de quatre épisodes, retour en arrière (rires) Là nous ne nous interdisons pas grand chose mais on sait qu’on s’adresse à tel public.
Nicole Jamet : C’est du public familial, pas du moins de 12.
Vous y pensez tout le temps à ça quand vous écrivez ?
Tous ensemble : Non.
Marie-Anne Le Pezennec : Il y a longtemps qu’on l’a digéré ! (rires)
Nicole Jamet : Mais les cadres, c’est très bien aussi. Plus il y a de cadres, plus ça demande d’imagination.
Sophie Baren : Nous sommes sur une série policière qui tient beaucoup sur l’humain, il n'y a donc pas de raison pour que soudainement nous partions dans des trucs trash. C’est pas du tout l’esprit de la série.
La série marche bien…
Dominique Lancelot : Elle marche bien en effet. Et une étude a été commandée par la chaîne, qui est apparemment très positive. On est arrivé au bon moment et on en a profité pour s’installer.
Sophie Baren : L’installation a quand-même été un peu chaotique.
Mais vous n’êtes pas médiatisé comme "RIS"…
Dominique Lancelot : Effectivement, nous n’avons pas bénéficié du même soutien. On a un peu été des "bouche-trous". Je pense que la chaîne n’aimait pas cette série. Pour diverses raisons. Finalement, il ne faut pas se laisser démonter, y croire et s’accrocher. Aujourd’hui, en y repensant ça m’amuse beaucoup, le côté poker de cette saison où tout le monde m’enterrait. Il y a eu cet épisode que nous avions tourné et qui était assez raté. J’ai décidé de le couper en deux et d’en faire deux épisodes et pendant six mois nous l'avons retourné. Ce n’était pas volontaire mais du coup ils ne pouvaient pas diffuser la saison n’importe comment parce que les films n’étaient pas prêts. Ça a été une vraie prise de risque, ça m’a coûté très cher financièrement. La conseillère des programmes m’a fait confiance et m’a laissé faire. Je me suis dit: si ça ne marche pas à la prochaine diffusion, je suis morte, la série est morte. Donc j’ai voulu mettre toutes les chances pour que ça démarre et donne envie aux gens de rester. Et ça a marché. Du coup, c'est durant cette période que nous avons mis au point ce système d’écriture.
Propos recueillis par Claire Varin - le 26 novembre 2009