AlloCiné : Pourquoi avoir tourné "Darshan" en super 16 [la pellicule et ce format en particulier ne sont que très rarement utilisés en documentaire, ndlr] ?
Jan Kounen : Ce n'est pas mon idée. C'est ma compagne, la réalisatrice Anne Paris, qui me l'a suggéré dès le début du projet : "Pourquoi ne filmerais-tu pas le film à ta manière ? Il y a déjà tellement d'images qui existent sur Amma en vidéo." Elle avait raison. J'ai décidé de tourner en film. L'une des qualités d'un réalisateur, pour moi, est d'accepter les idées des autres si elles ont du sens pour le projet. Je n'arrive pas à imaginer le film autrement aujourd'hui. Tourner en film est plus contraignant, mais le résultat est aussi beaucoup plus pictural.
Au niveau du plan de travail, comment vous organisiez-vous ?
Nous savions où Amma passait, nous la suivions et il y avait beaucoup d'improvisation. Nous passions peu de temps dans chaque ville, c'était un repérage rapide, nous tournions très vite, de manière très instinctive. Petit à petit, le travail s'est organisé. Le film a été monté et je me suis rendu compte que les autres tournages étaient beaucoup plus organisés.
Pas de découpage ?
Pas de découpage du tout. On parlait simplement pendant le plan... Je connais très bien le steadycameur Eric Catelan et le chef opérateur Sébastien Pentecouteau, puisqu'on avait fait Blueberry ensemble. Très vite, j'ai laissé le champ à Eric pour faire des plans. Il y a souvent des plans que j'ai montés où je leur avais dit "coupez" avant. Il a continué, il ne m'a pas écouté, je voyais le plan se dérouler et je laissais faire. Finalement, il y a un ou deux plans que j'ai montés au delà du "coupez" parce qu'il avait tourné 20 secondes de plus. Le plan du carrefour de Benarès, si on veut le faire en fiction, il faut trois jours et beaucoup d'argent. Nous l'avons fait en 20 minutes !
Qu'est-ce qui t'a fait "flasher" sur Amma ?
D'abord, j'ai simplement ressenti qu'il se passait quelque chose. J'ai passé du temps dans la jungle avec les Indiens et ils m'ont un peu éduqué à ressentir. C'est le corps qui te dit : "Là, il se passe quelque chose." C'est assez mystérieux ou mystique comme attitude. Ensuite, j'essaie d'affiner cette sensation, je passe deux heures à affiner. J'ai aussi voulu faire ce film parce que c'est une très belle histoire, c'est un mythe devenu réalité : l'histoire d'une petite fille qui voulait embrasser le monde et qui, cinquante ans plus tard, y est parvenue. En faisant le film, j'avais l'impression de faire quelque chose de bien pour quelqu'un, alors qu'en revenant, je me suis dit que s'il y a quelque'un qui a reçu quelque chose dans cette histoire, c'est moi. Amma est considérée en Inde comme une sainte vivante, ça veut dire quoi ? Ca veut dire quelqu'un qui est simplement dans l'amour, le soutien, l'assistance aux autres. L'amour coule d'elle, son Darhsan est une rivière d'amour sans fin. Dans nos sociétés, on place souvent le divin à l'extérieur, alors qu'en Inde et chez d'autres peuples, tout se passe à l'intérieur, c'est la manière de regarder le monde et de le percevoir. De ce point de vue là, Amma incarne quelque chose de cette société, elle se rend au monde. C'est le sens qu'elle donne à sa vie, et c'est pour cela qu'elle est reconnue. En même temps, je voulais la montrer sous son aspect humain, la montrer quand elle est fatiguée. Pour nous faire encore mieux ressentir son humanité, Amma c'est la transcendance, elle nous présente et nous montre son potentiel, celui de pouvoir aimer sans retenue. Je ne suis pas un disciple d'Amma. Mais je comprend la dévotion qui l'entoure et j'ai un profond respect pour cette femme remarquable.
C'était la première fois que tu allais en Inde ? Comment est la société ?
En Inde, il y a des choses que j'ai trouvées merveilleuses et il y en a d'autres, pour un occidental, et même d'un point de vue humain, qui sont choquantes. La misère, les castes, des choses contre lesquelles Amma se bat et que j'ai essayé de mettre dans le film, mais avec un autre regard. On connait les problèmes de l'Inde en Occident. C'est rassurant, du coup, de critiquer ce pays, c'est souvent les premières choses qui viennent sur l'Inde. Mais les Hindous ont un rapport à la vie qui est totalement autre. Il y a une proximité psychologique avec la mort, une relation que je trouve plus claire que dans notre culture. C'est assez intéressant, on a tendance à croire que l'hindouisme est un panthéon de divinités, et pour cela, ça nous paraît archaïque, mais les divinités de l'hindouisme peuvent être vues comme la représentation de la source de nos différents sentiments. C'est assez sain de placer Dieu à l'intérieur de nous-mêmes. Pour les Hindous, le Créateur et la création ne font qu'un, le Créateur EST la création en mouvement. Ce n'est pas "notre univers est la création de Dieu", mais "Tout est Dieu". Le regard est différent.
Jusqu'à Blueberry, il était facile de te mettre une étiquette de "cinéaste énervé" aux côtés de Gaspar Noé par exemple. Avec "Darhsan", d'aucuns d'aucun diront "c'est le cinéma de la maturité". Tu es sensible à cette idée ? Comment vois-tu ton cinéma ?
En mouvement. C'est vrai qu'il y a un grand écart entre Vibroboy et Darshan ! Mais en observant, je pense que mes premiers films, Vibroboy et Dobermann, sont des films en réaction, des films provocateurs : ils s'élèvent contre la politesse érigée au rang de vertu, ils rejettent certains des principes de notre sociéte avec violence. Une fois ce travail fait, il faut chercher ailleurs, voir ce que d'autres proposent. C'est ce que j'ai fait avec mes trois derniers films. Ce qui m'intéresse, c'est le mouvement, puis le garder, ne pas me figer. J'ai dû souvent me débarrasser d'étiquettes : d'abord, j'étais quelqu'un qui faisait de la pixilation, puis du cartoon. Après, effectivement, des films ultra énergiques, maintenant des films un peu contemplatifs,... Il faut continuer à chercher.
Revenons sur Blueberry. C'est un film que tu défends comment, maintenant ?
Je pense que c'est le film le plus personnel que j'ai fait, et quand tu es cinéaste, arriver à faire un film très personnel à une grande échelle, c'est un immense cadeau. Une fois que tu l'as fait –je n'avais pas encore 40 ans– tu es plein de gratitude. J'aime beaucoup ce film. Après... qu'il n'ait pas rencontré le succès tient à plein de raisons. C'est surtout un film très particulier pour un public peut-être réduit, mais pour ceux qui l'ont vraiment perçu pour ce qu'il est, je crois qu'ils ont fait un beau voyage. Si tu as du succès, tu as plus de liberté après. Moi, j'ai eu cette liberté pour ce film, et mon premier objectif n'est pas le succès public, mais celui de faire un bon film, novateur et créatif. Désormais, je suis vigilant sur l'équilibre entre le public et le sujet. Blueberry aurait été un succès s'il avait coûté le prix de Dobermann. Ils ont fait le même nombre d'entrées. Donc, pour un sujet difficile, je dois trouver l'équation qui rende viable le film d'un point de vue commercial. Sur ce point, Blueberry est un échec, mais il est pour l'instant le film le plus important que je devais faire comme cinéaste. Celui dont je suis le plus fier.
Tu as goûté à certains psychotropes [l'ayahuasca] avec les Indiens, dans la jungle d'Amérique du Sud. Qu'est-ce que ça t'a apporté ? c'est quelque chose que tu continues à pratiquer ?
Oui, bien sûr, je suis retourné voir les Indiens, c'est une pratique. Ils ont profondément changé ma façon de voir l'existence, et je suis lié à eux. Il se peut que je ne retourne pas les voir pendant un an, car j'ai une vie et d'autres films à faire. Si je te disais que je n'étais pas un disciple d'Amma, c'est que mon lien profond, ce qui m'a "réveillé", ce sont les Chamanes Shipibo.
Tu sais que l'ayahuasca est disponible sur Internet, et en voyant Blueberry, il y a des jeunes qui seraient tentés d'essayer. Comment tu te places dans le discours sur les drogues ?
Il faut bien comprendre que ce n'est pas une drogue, c'est une médecine traditionnelle, et il faut encore déconstruire une idée reçue. Un produit qui n'est ni toxique, ni addictif, on peut difficilement le classer dans les drogues. Ce n'est pas un produit, c'est une médecine, une plante sacrée pour les Indiens. Maintenant, c'est quelque chose qui peut être dangereux, si on en prend sans l'assistance d'un Chamane traditionnel, comme ça, pour le fun, sans rien savoir. A ce moment-là, on peut toucher des états psychologiques très difficiles. C'est une médecine aussi sérieuse que la chirurgie, sauf qu'elle agit sur "l'esprit". Il ne faut pas séparer l'outil de la personne qui travaille avec, même si c'est très difficile à concevoir dans notre civilisation et notre façon de penser le monde. Quelqu'un qui veut prendre cette plante parce qu'il veut se rééquilibrer, parce qu'il a des problèmes psychologiques, qu'il aille voir des médecins indigènes et qu'il suive un traitement avec eux, et uniquement eux. Qu'il prenne la plante avec eux dans une cérémonie, il pourra vivre des choses difficiles, mais il vivra cette expérience en sécurité. Il ne faut jamais oublier que les Indiens soignent avec ces plantes depuis des milliers d'années. Quelqu'un qui va prendre ça chez lui, ou n'importe quelle substance psychotrope seul, se met en danger. Dans Blueberry, je montre que quand tu es avec un guérisseur il peut te guider, mais si tu es seul, ça se passe très très mal. Donc j'estime mettre ces barrières : vous allez être face à vos peurs et vos terreurs, c'est pas du tout extatique et ça va mal se passer. Blueberry serait mort si l'indien n'était pas venu le chercher. Dans mon film, le message me semble clair : ne prenez pas d'Ayahuasca sans un Chamane.
Où en est ton projet d'adapter le roman "99 francs" ?
99 francs, c'est le projet le plus avancé de ceux que j'ai. Il y avait un scénario fait par Nicolas et Bruno, ceux qui ont fait Messages à caractère Informatif sur Caal +. Ils ont écrit un scénario qui était truculent, et dans lequel j'ai mis un peu plus de mon cinéma. Je travaille depuis mars-avril là-dessus, et là on a une version du scénario qu'on va commencer à tourner bientôt.
Et puis il y a la fiction avec Manuel de La Roche, sur le bardö.
Mais là, par contre, il y a vraiment un travail de réécriture important à faire sur le scénario, c'est une adaptation fictionnelle du Livre des morts Tibétains, sur les 49 jours qui sont pour les Tibétains le moment où l'âme se sépare du corps. Pendant 49 jours, elle va se séparer de ses différentes enveloppes, ses pensées, toutes ses émotions, les mémoires, etc... C'est un projet très ambitieux. J'ai écrit environ un tiers du scénario, je rencontre des Tibétains, je me documente. C'est vraiment quelque chose où il faut sentir que c'est le bon moment pour l'écrire.
Propos recueillis le 7 novembre 2005 par Jérémy Noé