AlloCiné : Vous avez déclaré dans le dernier numéro de "Mad Movies" que Johnny Depp avait tourné "Pirates des Caraïbes" et vous "Les Frères Grimm", deux films commerciaux, pour récolter de l'argent et remettre "Don Quichotte" sur les rails. Qu'en est-il ?
Terry Gilliam : Tout dépendra des résultats des Frères Grimm ! (sourire) Au départ, quand le projet Don Quichotte a été abandonné, j'ai dit à Johnny : nous devons tous les deux faire un film commercial pour récolter de l'argent. Il a donc fait sa part du boulot avec Pirates des Caraïbes, et j'ai fait la mienne avec Les Frères Grimm. Maintenant, il nous faut retravailler le scénario de Don Quichotte, et nous verrons bien ce qui se passe... Mais c'est assez incroyable ce qui s'est passé pour Johnny : il est devenu cette star immense. C'est fou ! Avant de faire Les Frères Grimm, je développais un projet avec Johnny...
Il s'agit de "Good omens" ?
Exactement. Good omens. Nous nous sommes tournés vers Hollywood pour récolter 15 millions de dollars, pour ce projet porté par Johnny Depp et Robin Williams. Et nous n'avons pas obtenu l'argent. Et l'année suivant, Johnny devient l'une des plus grandes stars de cette planète avec Pirates des Caraïbes... (Rires)
Il se peut que "Good omens" puisse voir le jour prochainement du coup ?
Peut-être... Ainsi que Don Quichotte... Qui sait ? (sourire)
En même temps, même si vous avez voulu faire avec "Les Frères Grimm" un film commercial, on se dit en lisant l'histoire que ce film est quand même fait pour vous...
C'est ce que les gens me disent depuis longtemps. C'est Charles Roven, le producteur de L'Armée des 12 singes, qui m'a tanné pendant des mois pour que je réalise ce film. Je ne souhaitais pas le faire, car j'avais mes propres projets, mais j'ai fini par dire oui. Ensuite, mon scénariste Tony Grisoni et moi-même avons retravaillé le scénario, car l'histoire n'était pas assez magique à nos yeux. Et puis les frères n'étaient pas très intéressants, et les autres personnages pas très drôles. Nous avons réécrit l'histoire à la façon Gilliam.
La version initiale ressemblait à quelque chose du genre "Van Helsing" ?
C'était un peu ça, effectivement. L'histoire originale était celle de deux Américains de notre époque transportés au coeur de l'Allemagne du 19e siècle. Ce n'était ni réaliste, ni drôle, ni magique... Le début de l'histoire était intéressant, avec ces deux charlatans qui finissent par être confrontés à une vraie forêt enchantée, ainsi que certains événements comme la petite fille mangée par le cheval ou la créature faite de boue... C'étaient de bonnes choses, mais l'ensemble n'était pas marrant. Les personnages interprétés par Jonathan Pryce et Peter Stormare étaient juste les méchants de service, ennuyeux et pas très drôles.
Justement, quand vous décidez de vous lancer sur ce projet, qu'est-ce qui vous fait dire "oui" : la possibilité de réaliser un hommage aux contes de fées, ou celle de pouvoir mettre en scène un vrai délire visuel ?
C'était un peu les deux. Les contes de fées ont toujours fait partie de moi, je crois : je n'ai jamais pu leur échapper. C'était donc formidable de pouvoir créer ce monde d'où seraient issues toutes ces histoires. C'est un monde réaliste mais parsemé de magie et fantastique... C'est ce qui m'a séduit dans ce film. J'ai aussi aimé ce que nous avons fait avec les deux frères, en leur donnant des caractères opposés avec le pragmatique et le rêveur. Il y a une vraie lutte entre les deux, leur relation va en se brisant, puis en se rapprochant... La Reine, interprétée par Monica Bellucci, n'était pas comme cela au départ : moi, j'adorais l'idée de cette reine hideuse, vieille de 500 ans te de son reflet magnifique dans le miroir. L'idée que j'avais était de jouer avec les images des contes de fées, sans avoir à les raconter, car tout le monde les connaît. On glisse simplement quelques références à ces histoires, et c'est ce qui m'intéressait.
La relation entre les deux frères est au coeur de votre film. Comment avez-vous travailler pour faire de Matt Damon et Heath Ledger deux véritables frangins ? Parce qu'ils ont vraiment l'air de deux frères...
Pour parvenir à ça, nous avons eu un mois de préparation à Prague. Prague est une ville formidable, car l'alcool n'est pas cher et c'est presque une ville enchantée en elle-même. (Rires) Nous avons donc passé beaucoup de temps à sortir le soir, et Matt Damon et Heath Ledger ont passé beaucoup de temps ensemble afin d'adopter le rythme de l'autre, ce qu'ils ont réussi à la perfection. J'ai également demandé à Matt de prendre des leçons de tango, afin que son personnage bouge différement de d'habitude. Quant à Heath, il est très physique et peut faire n'importe quoi : on dirait qu'il est en caoutchouc. Mais ce qui a surpris tout le monde, c'est qu'ils ne ressemblent pas à des frères et ont pourtant l'air de frères... Ils sont également très drôles : ils ont un vrai timing comique.
Vos fans attendent ce film dpuis deux ans maintenant. La sortie a été longtemps repoussée, il y a eu beaucoup de rumeurs autour de la production. Que s'est-il vraiment passé ?
Tout ce que vous avez lu est vrai ! (Rires) Vous savez, tous les films sont difficiles à faire. Il y a toujours des affrontements. En juin 2004, j'avais quasiment fini le montage des Frères Grimm, et il était très clair que nous allions avoir un clash avec le studio qui avait une autre idée quant à ce que devait être le film. Je leur ai donc dit que j'avais un autre projet, Tideland, que je devais tourner sans tarder faute de perdre le financement. Je leur ai donc dit de me laisser faire ce film, et que je reviendrai m'occuper du film plus tard, quand tout le monde serait calmé. J'ai tourné Tideland, ils m'ont rappelé et ils m'ont dit "Tu as raison, fini Les Frères Grimm à ta façon". Ce n'était donc pas un combat contre le studio à proprement parler : j'ai gagné en me retirant... (Rires)
Matt Damon campe dans le film une sorte de "businessman des contes", alors que son frère est le rêveur, le créatif. Pourrait-on voir Bob Weinstein, et plus généralement les exécutifs, comme ces businessmen du conte, et vous comme l'un des derniers rêveurs d'Hollywood ?
C'est très bon ça, comme image ! (Rires) Mais Bob a fini par se sacrifier à la fin... Vous savez, le problème avec Hollywood c'est qu'il y a de plus en plus de businessmen, d'exécutifs, de bureaucrates et trop peu de gens créatifs. Hollywood se contente aujourd'hui de produire des suites ou des adaptations de séries-télé, et il y a très peu d'originalité là-bas finalement. Les studios sont très conservateurs dans un sens. Mais pour être tout à fait honnête, les frères Weinstein sont plus courageux que la grande majorité des gens à Hollywood, et leurs films sont parmi les plus intéressants. Il ne faut donc pas les condamner totalement... (Rires)
Pensez-vous que les contes parlent encore aux jeunes générations, à l'heure où plus grand monde ne prend le temps de lire ?
C'est vrai que les gens lisent de moins en moins, et c'est très triste car je crois que les contes, et en particulier les contes des Frères Grimm, sont importants car ce sont de très vieilles histoires avec une signification bien plus profonde que ce qu'on pourrait croire. Elles fonctionnent à un niveau très profond. Mais les enfants ne les connaissent plus, et les histoires qu'ils lisent sont très simples de nos jours. Et ec film est pour moi un moyen de réintroduire ces histoires auprès des enfants. Peut-être qu'ils iront redécouvrir le livre après avoir vu le film, comme j'avais pu le faire pour Las Vegas parano ou Les Aventures du baron de Münchausen... Les livres sont parmi les choses le splus importantes au monde : les gens devraient éteindre leur télévision et lire un peu plus je crois. Le monde ne s'en porterait que mieux...
Et si le cinéma était devenu la littérature des nouvelles générations, quels films en seraient les contes de fées ?
Question difficile... Mon problème, c'est que je trouve les films souvent trop simples. Plus simples en tout cas que la plupart des contes de fées. On dirait qu'ils parlent de quelque chose, mais quand on y regarde de plus près, pas tant que ça... Tous mes films sont sans doute les contes de fées du cinéma. Car au fond, je crois que je continue de faire des contes de fées avec chaque film. Un peu comme avec Fisher King par exemple : le monde que nous avons créé à l'écarn n'existait pas dans le scénario, et nous avons fait de cette histoire un conte de fées. Comme tous mes films, les contes de fées sont sombres, marrants et dérangeants. Et ils vous font réfléchir. C'est ce que tous les réalisateurs devraient faire : divertir les spectateurs et les encourager à penser.
Propos recueillis par Yoann Sardet le 13 septembre 2005
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