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    Interview : "S21, la machine de mort Khmer rouge"

    Rencontre avec le cinéaste cambodgien Rithy Panh, auteiur du documentaire "S21, la machine de mort Khmer rouge", en salles depuis le 11 février.

    Rescapé à l'âge de quinze ans des camps de la mort khmère rouge, le cinéaste cambodgien Rithy Panh n'a eu de cesse au cours de sa carrière de revenir sur cette terrible tragédie à travers le documentaire (Site 2 et La Terre des ames errantes) et la fiction (Un soir après la guerre). Dans S21, la machine de mort Khmer rouge, en salle depuis le 11 février, le réalisateur donne cette fois la parole aux bourreaux de l'un des principaux camps d'extermination du pays. AlloCiné l'a rencontré à Cannes, où son film était présenté en sélection officielle.

    AlloCiné : Qu'est-ce qui vous pousse une nouvelle fois à revenir sur la tragédie du génocide cambodgien ?

    Rithy Panh : Si le Cambodge n'avait pas connu cette histoire terrible qu'est le génocide, je crois que je ne serai pas cinéaste. C'est une histoire qu'on ne peut pas oublier. En tous cas, moi, je n'y arrive pas. C'est cette raison qui m'a poussé à faire du cinéma. Ne pouvant écrire, c'était le seul support qui me permettait de faire ce travail de mémoire qui a commencé depuis 1988. Je n'étais pas cinéphile au départ. De film en film, j'essaie de construire un espace où les gens peuvent s'exprimer et dialoguer. On tournera la page du génocide un jour... Mais avant il faut l'écrire.

    Votre film donne non seulement la parole aux victimes mais aussi aux bourreaux. A-t-il été facile des les faire parler ?

    Il n'est jamais facile pour une victime de raconter ce qu'on a subi. Elle vit avec ça jour et nuit. Par exemple, Nat, le personnage du peintre qui a survécu, fait encore des cauchemars. Quand on a traversé le génocide, on est comme irradié pour tout le reste de sa vie. Mais Nat a compris qu'il fallait parler. Ils sont sept seulement à avoir survécu à ce centre d'extermination S21. Vous pouvez imaginer le poids qui pèse sur leurs épaules : ils se sentent en charge de faire connaître cette histoire, ils sont les passeurs d'une mémoire.

    Quant aux bourreaux, ils n'ont pas de mal à expliquer le mécanisme du centre mais quand on leur demande d'expliquer précisément leur rôle, c'est plus compliqué. Ils peignent un tableau en oubliant de s'y inclure. Or c'est justement cela qui m'intéresse, savoir ce qui se passe dans sa tête quand on lève la main pour tuer quelqu'un.

    Pourquoi avez-vous choisi de leur donner la parole ?

    Eux aussi doivent faire ce travail de mémoire car on a aussi besoin de leur point de vue. J'ai pris des faits et j'ai essayé de voir comment ces mêmes faits ont été vécus par les victimes d'un côté et par les bourreaux de l'autre. On s'est intéressé aux choses les plus humaines possibles, car en fin de compte, un génocide, c'est très humain. On s'est concentré sur une description chronique de la vie là-bas : les gestes, les petits détails. Nous voulions que chacun parle de son expérience. Qu'est-ce qu'on fait en se levant le matin jusqu'au coucher le soir ? Est-ce qu'on a une fois ralenti la cadence des interrogatoires et des exécutions ou est-ce qu'au contraire on a fait du zèle ? Est-ce qu'on a tenté de se révolter ? Est-ce qu'on était endoctriné ? Est-ce qu'on avait peur ?

    Leurs réponses vous ont-elles choqué ?

    Quand quelqu'un me répond qu'il a fait ça parce qu'il avait peur ou parce qu'en tant que fonctionnaire il ne faisait qu'exécuter les ordres, cela ne me satisfait pas. Il y a dans chaque Homme une conscience qui fait qu'on n'est pas des animaux. A un certain moment, il y a une décision personnelle d'appliquer ou non les ordres. Au risque de sa vie certes, mais c'est cela qui fait qu'on est Homme ou pas.

    Comment avez-vous trouvé la bonne distance pour les filmer ?

    Pour ce type de travail, il fallait une équipe cambodgienne, c'est-à-dire des personnes qui parlent la même langue et qui ont connu la même histoire. Ainsi, les bourreaux peuvent difficilement mentir ou escamoter des choses. Quand ils disent " destruction ", on comprend ce que cela veut dire, parce qu'on a vécu les slogans khmères rouges. Il a fallu aussi que je forme cette équipe au type de travail documentaire que je voulais faire, c'est-à-dire un travail d'éthique. Il faut trouver la bonne distance pour filmer, de manière à être juste, même si on ne fait pas un film comme cela en étant neutre. On a prévenu nos témoins que nous étions engagés et que le film n'était pas là pour soulager leur conscience. En même temps, on ne voulait pas les juger mais dialoguer avec eux.

    Comment l'idée de leur faire refaire les gestes de la vie du camp vous est-elle venue ?

    Toute cette démarche s'est construite au fil du tournage, notre base de travail est avant tout d'écouter l'autre. Mais un jour, un des anciens gardiens avait du mal à s'expliquer et moi je voulais vraiment savoir comment il s'y prenait pour gérer sa cellule. Il s'est mis à mimer comment il enfermait les prisonniers. Le geste est un prolongement de la parole, il est inscrit dans la mémoire du corps et il aide à comprendre la vie quotidienne des prisonniers. C'est la même chose pour les rencontres entre les bourreaux et les victimes. Au départ, je voulais les éviter, c'était quelque chose que je ne pouvais pas imposer. C'est arrivé par hasard et ça a déclenché d'autres choses.

    Les longues séquences où les anciens gardiens miment la vie du camp tiennent dans leur dispositif plus de la fiction que du reportage. Comment les avez-vous filmées ? Est-ce que vous répétiez ?

    Nous ne répétions pas, mais nous refaisions les séquences plusieurs fois à des mois d'intervalle. Ce qui permettait aux gardiens de revenir sur ce qu'ils avaient dit. Ensuite on refaisait. Mais toujours en plan séquence, parfois à deux caméras. J'essayais de me comporter le plus justement possible. Je leur disais : "Je filme tout ce que vous me dites. J'accepte tout ce que vous me montrez mais prenez bien le temps de réfléchir avant de parler ou de faire quelque chose. J'accepte tout, à condition que je ne trouve pas de preuves du contraire". Si l'un d'eux tentait de minimiser sa responsabilité et que je trouvais ensuite un papier prouvant qu'il avait un rôle plus important dans l'organisation du camp, je lui disais : "Si tu maintiens ce que tu as dit, je me réserve le droit de montrer le document à l'image. Sinon, tu prends tes responsabilités et on refait la prise".

    Le tournage de la scène de la fosse, où les bourreaux expliquent les exécutions, s'est-il déroulé de cette façon ?

    Cette scène-là, on en a beaucoup parlé. Elle s'est faite sur deux ou trois ans et à chaque fois c'était différent. Je voulais qu'aucun détail ne soit oublié. Les détails sont très importants. Quand un des gardiens dit qu'il a noté le numéro des prisonniers sur la paume de sa main lorsqu'il vient les chercher pour les torturer, on se rend compte que c'est réfléchi, noté. Ce n'est pas un coup de folie. Il y a une responsabilité personnelle.

    Qu'est-ce les bourreaux attendaient du film ? Qu'est-ce qui les a poussés à jouer le jeu ?

    Rien ne les obligeait, simplement notre présence. Nous sommes les victimes de cette période : les morts sont là, les âmes sont là, les preuves sont là. Face à tout cela, ils devaient le faire, ils devaient s'expliquer. Je crois qu'au fond, ça les soulageait parce que ce n'est pas évident de vivre avec ça. Ce qui nous rendait d'ailleurs mal à l'aise par moments, car nous n'étions pas là pour les soulager. Mais le film permet le dialogue et de faire le pont avec nos morts et avec nos enfants. C'est pour cette raison qu'il faut être le plus précis et le plus humain possible dans notre façon de filmer et de raconter cette période.

    Propos recueillis par Yannis Polinacci et Frédéric Leconte

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